Attis n'a jamais choisi ce cursus parce qu'il était doué dans les arts. Avant de rencontrer Eros, son grand frère, il n'avait pas tellement d'attirance dans ce domaine. Ce n'était ni une passion, ni un passe-temps. Tout ce qu'il a pu découvrir à travers le dessin et la peinture, lui vient d'un regard intrigué à l'encontre de son aîné. Puisqu'il ne savait plus ce qu'il voulait faire de sa vie, de sa nouvelle vie, le garçon a choisi de suivre cette voie-là. À force de pratiquer et d'avoir la tête dedans, le Chinois a fini par s'y plaire et se plonger entièrement dans les projets donnés par les professeurs.

En parlant de projet, il en a justement un à faire. Ce professeur-là adore donner des devoirs particuliers à ses élèves, sur des thèmes difficiles ou très recherchés. Attis préfère quand la demande est précise, comme savoir dessiner un corps ou un paysage, mais dès qu'il s'agit d'un thème plus sophistiqué et poétique, tout devient trop compliqué. Quand ce n'est pas « le bonheur » avec un style propre à un artiste célèbre, c'est tout autre chose qui demande réflexion. Et il déteste quand il faut réfléchir des heures sur comment faire, pourquoi le faire ainsi, etc. Le brun se taperait bien la tête sur ces marches, s'il n'avait pas une paire de lunettes de vue sur le nez.

La « perception du temps » n'avance pas. Attis se trouve encore à l'étape de l'ébauche, des idées à dégoter, de traits rayés ou gommés sur une feuille de son carnet à croquis. Il ne s'attaque pas de suite à une toile ou un tableau aux dimensions recommandées, mais plutôt à son bloc de dessin. Il n'y a rien qui lui vient à l'esprit pour rendre son projet « parfait ». Une horloge par là, une montre par-ci, le temps se résume toujours à des aiguilles ou à des chiffres pour lui. ‟ C'est nul... „ Les lèvres pincées et les sourcils froncés, ses doigts tirent sur la feuille trop abîmée pour l'arracher. La boule de papier dans le creux de sa main, il la dépose nerveusement à côté d'un tas agrégé par ses soins. Une de plus, tout comme les heures perdues qu'il ne pourra jamais rattraper.

Le temps passe, et Attis est toujours assis là, sur cette sorte d'amphithéâtre à l'extérieur. Un ensemble de marches semblable à des gradins, menant à un espace plus large que les étudiants traversent sans un regard dans sa direction. Son carnet sur les genoux, crayon à la main et sa masse d'échec posé là à ses côtés.

Aujourd’hui fut une journée chargée à l’université, des concepts compliqués à cerné, des travaux longs et demandant en recherche. La dernière année de licence se faisait ressentir, ça n’avait plus rien à voir avec ce qu’ils étudiaient en première année. Et pourtant, Taeil trouvait ça toujours aussi passionnant. Le professeur annonça la fin du cours, et comme à son habitude, il se dirigea vers ce dernier pour poser quelques questions. C’était une habitude qu’il avait prise et contrairement à ce qu’il aurait pu penser, les professeurs étaient toujours plutôt ravi de discuter avec lui. On lui avait dit un jour que c’est parce qu’il posait des questions pertinentes, qu’il avait des résonnements justes et réfléchis et qu’il était sincèrement intéressé par ce qu’y pouvait être dit. Ce n’était pas la première fois que quelqu’un lui faisait ce genre de compliment, mais il ne les avait jamais pris au sérieux. Il n’aimait pas être jugé uniquement par ses capacités cognitives, ceux qui en avaient conscience n’ont fait que l’utiliser à leur propre fin, son ancienne école pour pouvoir dorée un peu leur blason et se venter d’avoir un enfant si précoce, son gang pour se faire toujours plus d’argent. Son cerveau biaisé ne pouvait que lui crier de se méfier de ce genre de compliment, alors il clamait haut et fort ne pas être si intelligent que ça.

Une fois sorti du bâtiment, Taeil regarda l’heure sur son téléphone. Il n’était pas si tard que ça, et il ne travaillait pas aujourd’hui, ce qui était rarissime. Son employeur l’avait forcé à prendre un jour de repos, lui qui venait tous les soirs de la semaine et insistait pour faire les week-end également. Un long soupir s’échappa de ses lèvres. Que faire maintenant? Aller à la salle? S’entraîner semblait être une bonne idée pour relâcher un peu la pression. Il se dirigea doucement vers la sortie du campus, pouvant, pour une fois, prendre un peu son temps. Il passa devant l’amphithéâtre, un endroit qu’il trouvait particulièrement jolie qu’il avait maintes fois pris en photo et dessiné. L’idée de s’y poser un instant pour faire un rapide croquis lui traversa l’esprit, mais c’était avant de voir une silhouette familière sur les marches. Un petit sourire se plaça instinctivement sur ses lèvres, ça avait suffi à le convaincre.

Il gravit les marches deux par deux, autant faire un peu d’exercice en même temps, et arriva rapidement à la hauteur de son jeune ami. Il franchit rapidement les quelques mètres qui les séparaient puis s’assit près de lui, un sourire chaleureux sur le visage. « Salut! Qu’est-ce que tu fais ici tout seul? » Son regard s’attarda un instant sur son carnet, puis sur la pile de feuilles froissées à ses pieds. « Je peux? » Il désigna un des morceaux de papier avant de l’attraper et de jeter un coup d’oeil au dessin à l’intérieur. « C’est plutôt cool! Qu’est-ce que tu essayes de faire? » Étant familier avec l’art du dessin, il ne connaissait que trop bien ce sentiment que rien n’est assez bien, ces jours ou tout ce qui finit sur la page n’est bon qu’à être jeté. Il en a fait l’expérience plus d’une fois avec ses histoires.

Attis n'est pas perfectionniste. Il ne possède pas ce souci du détail quant à ses dessins, pas au point d'en devenir dingue. Cependant, quand un professeur confie un travail, celui-ci se doit d'être bien fait et de respecter les consignes. À ce moment-là, seulement, le jeune étudiant prend en compte divers facteurs qui pourraient le mener à une bonne note, tout comme à une mauvaise. Si un trait est mal fait, plus épais ou plus fin que son premier tracé, s'il manque de quelque chose ou s'il y en a trop d'une autre. L'art demande de la perfection et beaucoup de minutie. Deux choses qu'il n'a pas obtenues dès la naissance et qu'il n'a pas non plus travaillées en grandissant. Le brun s'en rend compte que trop tard, une fois lancé dans un cursus qu'il n'aurait jamais choisi en étant Li Wen, le garçon dynamique et heureux d'une autre vie. Ça lui arrive souvent de se demander comment il faisait pour sourire sincèrement et ne pas ressentir les choses aussi intensément, de manière impactant. Hélas, c'est qu'une fois au fond d'un trou sombre et étroit, qu'on s'interroge sur le monde extérieur perdu ou délaissé.

Son crayon revient flirter avec sa feuille blanche, sans précision, rien de plus qu'un schéma grossier pour se donner des idées. Attis se sent défaitiste aujourd'hui, incapable d'émettre une étincelle de créativité pour ce devoir compliqué. Sur le point d'abandonner, cette voix attire son attention et lui fait lever le nez de son carnet gribouillé. C'est Taeil, un ami de son grand frère. ‟ Je tente de faire un devoir. „ Marmonne le brun, avant de lâcher un soupir en déposant son crayon à plat sur son carnet. À la demande de permission, il hoche son visage et laisse Taeil fouiller dans le tas de papiers froissés. ‟ La perception du temps. „ Ça se sent au timbre de sa voix qu'il en a ras-le-bol de cette perception et du temps aussi. ‟ J'en ai marre. Rien ne m'inspire, je trouve ce projet juste débile. „ L'enfant grogne, visiblement dans une phase différente de l'habituelle.

‟ Et toi, que fais-tu là ? Tu as fini les cours ? „ Le visage se penche sur le côté, son regard porté sur son ami. Attis n'est pas toujours cynique ou mutique, enfermé dans sa bulle ou aux prises avec ses démons. Des fois, dans quelques cas, il se montre plus ouvert et attentif, parfois plus câlin et affectif. Tout dépend de son humeur à son réveil ou les éléments perturbateurs capables de lui ruiner son état d'esprit stable.

Assis près du plus jeune, sourire aux lèvres, il hoche la tête en signe de reconnaissance. Les devoirs, ça n’avait jamais rien de fun, ou du moins que très rarement. Après avoir reçu l’autorisation, il se mit à déplier les boules de papiers à leurs pieds, observant les croquis avec attention. « La perception du temps? Ouah… Pas facile. » Il n’aurait pas eu plus de succès que son cadet avec ce devoir. C’est un concept des plus abstrait, et Taeil n’était pas très doué en abstrait, lui préférait reproduire la beauté des choses tel qu’il les voyait, rester fidèle à la réalité, parfois la déformer un peu pour que le regard des enfants s’attarde sur les lignes qu’il a dessiné rien que pour leur divertissement. Un rire lui échappe doucement devant la frustration d’Attis, pas moqueur, juste compatissant. Il ne pouvait pas vraiment le contredire sur ce sujet, même s’il comprenait l’attrait de l’abstrait ou du symbolique, il serait lui-même bien incapable de maîtriser cet art. L’ainé réfléchit un instant, cherchant dans ce cerveau qui est le sien, un quelconque conseil qui pourrait l’aider, mais rien de bien pertinent ne lui vient. « C’est vrai que ce n’est pas le sujet le plus simple. La perception du temps peut être un concept bien flou. À part des horloges et des sabliers, la plupart des gens auraient bien du mal à la représenter. Est-ce que tu as essayé de t’inspirer d’œuvre déjà existante? Comme La perception de la Mémoire, de Dali? Peut-être que regarder le travail d’autres sur ce même sujet pour t’inspirer? »

Il pousse un long soupir à la question du plus jeune. « Oui, j’ai enfin fini. J’ai l’impression que mon cerveau va exploser si j’entends encore le mot “adrénocorticotropine”. Rien que de le dire ça me fait mal à la tête. » Il se masse doucement les tempes avant de reprendre. « On a eu tout un cours sur le stress et sur l’examen qu’il y aura sur le sujet. Au moins, ça a le mérite de rester dans le thème. » Ses membres s’étirent longuement avant que son regard ne se pose à nouveau sur son jeune ami, le sourire à nouveau sur ses lèvres. « Qu’est-ce que tu dis d’une petite pause? J’ai un peu de temps devant moi et j’ai vu qu’un kiosque à bubble tea s’était installé sur le campus. On peut aller s’en chercher et décompresser un peu, peut-être qu’une petite pause te permettra de te vider la tête et de revenir avec des idées plus fraîches? C’est jamais bon de s’obstiner quand ça ne vient pas, tu vas juste te frustrer. Allez viens, c’est moi qui offre. »