La photo est là, froissée, mais toujours là. Le vent ne l'a pas emportée, les larmes n'ont pas effacé son encre. La photo est là, ils sont là, tout près mais si loin à la fois. Plusieurs centaines de kilomètres qui paraissaient une distance insourmontable, comme si l'éloignement n'était que la seule solution pour leur donner une meilleure vie, comme si Séoul était la seule terre d'opportunités en Corée entière. Mais ils sont là, dans ma main; et je remets la photo dans la poche de mon jeans, en sécurité. Elle se froissera davantage, mais au moins, elle sera là.

Et avec le retour de la photo revient un petit sentiment d'aisance, un souffle léger. Mais bien que l'air entre sans obstacle et parcourt mon système respiratoire sans broncher, les larmes continuent. L'écosystème de mes émotions qui s'est mis en branle par lui-même. Comme si la présence de cet inconnu me permettait finalement de vivre ce trop plein sans honte, sans mépris, sans reproches. Même si honte, mépris et reproches il y a quand même, de moi à moi.

Eros. Un nom d'une douceur qui rivalise la sienne et celle de son aura; un nom chaleureux, qui donne envie de se faire enlacer tendrement par son propriétaire. Entre deux sanglots, entre deux tentatives par Eros de sécher mes larmes à l'aide de ses manches, je me rapproche. Je pousse mon corps un peu plus contre le sien, comme cette enfant en moi qui cherche cette chaleur humaine qui semblait être tant en manque ces temps-ci. « Yujin. » Les tremblements reprennent de plus belle, sans avertissement; mon nom, le seul mot que je réussi à sortir qui fait le moindrement de sens.

Comme prise d'un soudain moment de courage, comme si j'avais tant besoin de finalement regarder Eros dans les yeux, je lève la tête pour observer son visage, essayer de le graver dans ma mémoire pour ne jamais l'oublier. Et là, je les remarque; les larmes, sèches, timides, au coin de ses yeux. Et la honte revient de plus belle, mon âme submergée par cette impression de n'avoir encore pensé qu'à moi. « Aah, je... » Je me recule l'espace d'un instant, les doigts de ma main en santé s'affairant à essuyer mes yeux beaucoup trop trempés. « Est-ce que ça va? » Une question un peu stupide, à réponse évidente. Ou est-ce que je voulais que ma conscience soit tranquille, ou éviter qu'on parle encore de moi, qu'on me donne trop d'attention?

Les mains viennent immédiatement se poser autour des épaules, déposant une caresse comme celle d’un adulte réconfortant un enfant pleurant. Il ne peut rien faire de plus dans l’état actuel des choses, apportant un soutien physique à celle qui semble en avoir besoin. Léger, aérien et pourtant palpable. La coupant du vent, la protégeant des dangers extérieurs. De tout ce qu’elle peut endurer chaque jour durant, les peines et les chagrins. Le vécu meurtri, les déceptions et la rage interne. Il ne connait pas sa vie. Il ne sait pas ce qu’elle détient au fond d’elle, ce qui se cache et qui attend un exutoire. « Alors, enchanté, Yujin. ». Le timbre scintillant de douceur, tout ce dont il est capable, à défaut du reste. Un tout petit rien qui peut être un grand plus.

L’espère-t-il secrètement. Pour qu’elle soulage ce qui alourdit son cœur, ne serait-ce que pour un instant, un battement de cil. Lorsqu’elle se recule, les muscles se tendent légèrement, prêt à retenir en cas de fracas. Mais rien ne se passe. Elle sèche les perles et la question sonne comme un coup de poignard dans son ventre. La vérité, si telle qu’elle soit, serait un tsunami ravageur. Comment pouvoir apposer des mots, quelques syllabes pour dire qu’il ne va pas bien ? Qu’il se noie dans une marée sombre, incapable d’apercevoir un rayon. Et pourtant, les traces apaisantes d’un petit frère qui ne veut pas de lui, la crainte d’un paternel haineux. L’appréhension que ses idées prennent le dessus et le dévorent. Comment exprimer sa déchéance qui traine depuis si longtemps ?

Qu’il se dégoûte ? Qu’il se hait ? Qu’il ne mérite aucun compliment, aucun geste tendre, ni même de regard compatissant ? Que la culpabilité d’être en vie le ronge ? Comment ? « Ça va, je suppose ? Un peu moins stressé. Ça va mieux ? ». Il se mord légèrement les lèvres, soufflant un rire sans vie. L’honnêteté de ne plus être angoissé, préférant la retrouver dans cette position qu’en bas. Le rythme cardiaque ayant repris un battement ordinaire. Il ne demande rien d’autre, de peur qu’elle se méprenne et se dérobe. Il ne peut bouger sans s’assurer qu’elle va bien. Que tout soit mieux. Même un tout petit peu.

La détresse se calme peu à peu, les larmes coulent toujours mais à un débit plus gérable. Les pièces du puzzle qui se placent d'elles-mêmes tranquillement, aidées par la présence si rassurante d'Eros; comme un ange gardien, comme la réponse à cet appel au secours que je n'avais jamais réussi à faire, l'issue de prières qu'une âme comme moi aurait pu faire dans un univers où la religion m'importait. Le rassurant tempo de son coeur, les mouvements à l'unisson de nos poitrines qui respirent au même rhythme, cette chaleur qui contre le vent trop frais de cette nuit d'hiver infinissable, qui s'acharne.

Il répond finalement à ma question, mais dans mes entrailles il y a cette sensation qui fait peur, cette impression que quelque chose cloche. Son ton de voix, sa façon de rire, ses paroles qui tentent d'être remplies de sens; tout cela m'est étrangement familier. Comme des airs de déjà vu, comme les réponses prémachée que j'offre à tout ceux qui me demandent la même chose. Ma lèvre du bat tremblote toujours légèrement malgré mes sanglots désormais apaisés, j'hoche la tête positivement en guise de réponse à sa contre question, et je le fixe pendant quelques secondes, sans trop savoir quoi faire. Comme frappée à la vue de quelqu'un qui me donnait presque l'impression de regarder dans un miroir.

Finalement je me lève, sans rien dire mais déposant pendant une fraction de seconde une main sur son épaule comme pour lui signaler que je ne pars pas loin. Cette même main agrippe finalement mon sac, laissé contre un mur, plus rempli que je n'en avais souvenir. Dans ma détresse, cette présence d'esprit de m'équiper plus efficacement qu'autrement ne m'avait pas quittée; et j'en sors une couverture. Rien de trop gros, sans doute trop petite pour couvrir deux personnes, mais d'une superficie suffisante pour s'y asseoir. Je la dépose au sol, jetant un oeil vers le ciel pour m'assurer que l'emplacement était opportun.

« Est-ce que tu veux regarder les étoiles avec moi? » L'univers, les étoiles, les galaxies; un espace beaucoup trop vaste, inconnu, parfois effrayant pour certains. Malgré l'incertitude, la lueur des astres m'offrait parfois un semblant de réconfort. Chaque étoile, brûlant de mille feux par elles-mêmes, si lointaine, si seules; mais sans s'arrêter, sans penser au lendemain. Un peu d'espoir voilé.

Lorsqu’elle se relève, ses membres sont prêts à en faire de même, retenu par la paume légère contre son épaule. Tout se crispe, la sensation d’abandon, le doute s’insinuant dans son être comme un poison violent. Mais il se résout à faire confiance à la jeune femme, les billes mouillées observant chaque mouvement. De peur qu’elle ne s’approche de trop près du bord, que l’acte devienne insouciant et de ne rien pouvoir faire, devenir impuissant. Son myocarde pulse rageusement, essayant de se calmer en la voyant ainsi faire. Et revenir vers lui.

Il cligne des paupières.
Voir les étoiles ? Ensemble ?

Sera-t-il seulement de bonne compagnie ? Ce n’est pas un grand bavard, les sanglots comme compagnies et le mutisme comme moyen de communication. Et pourtant, cette simple requête, il se demande s’il en est digne. S’il peut se permettre de lui gâcher ce moment de sa présence. S’il sera suffisant pour dialoguer, pour alléger la peine, pour suffire à sentir une présence comme la sienne. Si éreintante, si oppressante, si prenante. Il hoche la tête, d’un air timide. « O-oui. ». Il vient se poser à côté d’elle, fébrilement, lui laissant la couverture, n’en prenant qu’une petite partie. « Garde-le, c’est à toi. Et tu sais, j’ai assez chaud. ». Beau mensonge, tenu parfaitement pour l’Australien qui frissonne toujours de ce manque de chaleur étouffante.

L’un à côté de l’autre, les yeux rivés vers la galaxie, vers les éclats pétillants devant leurs yeux. Et sans le vouloir, il vient attraper la main de sa voisine. Pour faire comprendre qu’elle n’est pas seule. Qu’elle puisse tout dire ou bien cloisonner ses lèvres, qu’elle peut pleurer ou rire, qu’elle peut exprimer ce qu’elle désire. Il ne bouge pas. Il reste là. De son côté, il se perd dans cet amas, explosant sous ses rétines affaiblies, le sentiment d’appartenir à elles plus qu’en ce bas monde. « Je me demande quelle vision on peut avoir de là-haut. ». Serait-elle plus douce et moins amère ? Moins cruelle et pernicieuse ? Plus joyeuse et courageuse ?

Et si cela est le cas.
Est-ce qu’il peut les rejoindre ?

Il y a ce drôle de confort, cette étrange sensation familière qui enveloppe mon âme à chaque regard qui se dirige vers le haut, chaque image captée où au moins un astre est visible. Et, dans ces moments incertains où l'angoisse et l'adrénaline quitte les corps et où le vide essaie de s'installer peu à peu, c'est cette chaleur que je recherche; l'éclat des étoiles si peu souvent visible dans cette grande ville, si facile à observer dans ma terre natale, loin de la lumière, loin du chaos de la ville.

La couverture fait son travail, mais les pensées n'avaient pas prévu l'ajout impromptue d'une deuxième personne. J'essaie d'accomoder malgré son refus, je veux qu'il puisse profiter des centimètres de chaleur lui aussi. Il le mérite, tout autant que moi. Même plus. Il n'en veut pas, mais notre proximité le trahit, son corps frissonne, mon bras le ressent, et mon coeur se brise un peu. Sa main se dépose sur la mienne et ma tête sur son épaule, presque à l'unisson. Mes doigts se resserrent doucement autour des siens, mon pouce caresse sa peau par automatisme.

Il brise le silence mais ma tête reste levée, ne voulant pas rompre avec les étoiles, l'esprit plongé dans mes réflexions, ses mots faisant écho dans mes pensées. Et, les paupilles rivées vers le ciel, l'iris brillant, reflétant le portrait de l'espace, j'entrouvre finalement les lèvres. « Quand j'étais toute petite, on m'a dit que chaque étoile est l'âme d'une personne qui veille sur nous. L'âme choisi son coin dans la galaxie, celui qui a la meilleure vue. » Un rire nerveux s'emparre de moi, et ma main se crispe malgré moi sur celle de Eros, malgré la douleur, malgré l'inconfort. « Est-ce que c'est naif de vouloir y croire, même aujourd'hui? »

Est-ce qu'il y a vraiment quelqu'un, là-haut, qui nous observe, qui nous sert d'ange gardien? Et si oui, où est le mien?

Il vient aussitôt serrer la paume qui se crispe dans la sienne, offrant l’assurance que rien ne l’atteindra, que rien ne sera douloureux. Sa tête se pose contre l’autre, les corps rapprochés dans le froid mordant des hauteurs et les yeux toujours rivés vers le plan astral. « Non, ce n’est pas naïf. Est-ce mal de vouloir y croire ? Je ne le pense pas. Et j’aime penser à cette idée également. Qu’on veille sur nous de là-haut. Que quelqu’un nous surveille et que l’on n’est jamais réellement seuls ? Il y aura toujours quelqu’un pour nous voir. ». Il ne croit pas en ses mots, il veut y croire fermement. Il se sent si dénué de tout ce que la plupart partagent avec joyeuseté. Qu’il n’en a pas le droit. Qu’il devrait plutôt rejoindre ces scintillements brillants que parcourir le bitume. La vague à l’âme, la culpabilité de ne pas devoir être ici, à moins de causer du mal et d’en souffrir affreusement.

Il soupire silencieusement, le thorax s’abaissant tout aussi doucement. « Si l’on peut se raccrocher à quelque chose, où est le mal ? Si cela apporte un petit bonheur, alors, je pense qu’il faut le prendre. ». Ce petit rien qui peut être un grand tout. Ce qui est insignifiant pour l’un se conjugue avec son inverse pour l’autre. L’illustrateur ne sait pas comment attraper ces parcelles qu’il décrit. Quand bien même son sourire s’élabore, son sourire s’octroie, il finit toujours par se réfugier dans ses dessins. Est-il plus heureux avec ses pinceaux ? Quand ceux-ci expriment des Enfers, des noyades et des cous tordus ? Lorsque tout est teinté de rouge, de noir jusqu’à l’informe ? Il n’en pas aussi certain. C’est un gouffre à ses pensées les plus profondes, mais également les plus destructrices.

Eros ne vit qu’à travers ses cicatrices et ses blessures, traçant des lignes de plus en plus profondes et sanguinolentes. En trouvant à chaque fois que cela n’est pas encore assez. Cela n’est rien de plus qu’un cri silencieux, perdu dans son propre écho. « Quel est ton petit bonheur ? ». Ce qui lui permet de rester encore un peu plus ici. Ce qui fait avancer le pas, affronter les regards et ne pas hurler. Qu’est-ce donc que l’effet qui lui permet de se lever le matin. Il veut le savoir, il veut découvrir. Est-ce que cela est semblable au sien, si différent de lui. Il ne sait pas. Il se raccroche aux autres, à défaut de se sentir glisser.

Une simple pensée, un mythe d'enfant auquel je m'accroche presque naivement, comme si j'avais désespérément envie que tout soit vrai. Il met des mots sur ces pensées qui se heurtent dans ma tête, celles qui sont si difficile à exprimer. Et, de ses mots, il me donne presque espoir. « Ouais, ça serait bien... » Toujours quelqu'un pour veiller sur nous, pour s'assurer que nous allons bien. L'espoir qu'une des astres me soit dédié, que cette personne veille réellement sur moi. Le désir d'être désirée.

Mon petit bonheur? Mes yeux se déchirent de l'emprise des astres pour finalement voguer vers le vide devant moi, le coeur en partie songeur, en partie triste. Que la réponse ne vienne pas aussi rapidement, que les raisons ne semblent pas évidentes. Est-ce normal, de ne pas avoir l'impression d'avoir cette petite étincelle en nous, cette raison de continuer à tous les jours? « Je... je sais pas. Je sais plus. » Une réponse un peu trop honnête qui accompagne mon regard, inerte, perdu. Les pensées plus sereines d'il y a quelques minutes à peine redeviennent sombres; le chaos qui se dessine dans mon esprit, la noirceur qui reprend possession de mon coeur, le désespoir à l'âme. « Est-ce qu'on en a tous un? Toi, t'en a un? »

Honteuse, ma main se retire et vient se déposer au creux de mes cuisses, comme si je ne méritais pas cette attention de l'homme à côté de moi, comme si mon désespoir était contagieux. Mes yeux se baissent, et je sens déjà les larmes revenir, et l'énervement et les flammèches tenter de se frayer une place parmis toute cette pénombre de l'âme. S'ils me voyaient comme ça, ils seraient déçus. Ils... Péniblement, mes doigts s'emparrent de la photo cachée au creux de ma poche, et mon bras s'échappe de la couverture. Les nombreux plis accidentaux et l'absence de lueur dans la nuit rendent la vue un peu difficile, mais tant qu'on sait. Tant que je le sais. « J'essaie de les rendre fiers, mais j'ai l'impression que je les déçois plus souvent qu'autrement. Ils doivent avoir honte. »

La main tremble, la poigne de mes doigts sur la photo se fait un peu plus légère.
La gorge se serre, l'air s'absente.
Et les yeux se remplissent d'eau, beaucoup trop rapidement.

« Mon petit frère et ma mère. Ils m’apportent au quotidien, plus que je ne suis capable envers eux. ». Son bonheur. Unique bonheur lorsque tout s’écroule. Lorsque l’envie s’étiole, que les terminaisons nerveuses se dérèglent, que les sentiments sont descendants et que tout ce qui convient serait la délivrance par la douleur. Une dysphorie, un état d’esprit si défaillant pour une personne de son acabit. Rien ne convient, un dégoût de soi si prononcé qu’il pourrait s’arracher chaque partie sans en voir une quelconque beauté. Et qu’il n’apercevra probablement jamais. Sentant l’air entre ses phalanges, elle se dérobe à juste titre. Qui voudrait garder auprès de soi quelqu’un d’aussi dysfonctionnel ? Lui-même voudrait dépecer chaque membre pour le remplacer en quelque chose de convenable.

Les rétines clignent en essayant de ne laisser aucune larme s’échapper, les lèvres plissées, prêtes à se mordre à sang. Il doit encourager, elle souffre davantage, il n’a rien à dire. Pas lui. Certainement pas lui. Les paupières essaient de percevoir quelque chose, laissant tout de même une distance entre les deux. Qu’elle puisse respirer, lui qui s’est tant permis depuis le début sans avoir demandé. Elle ne doit pas apprécier. Qui le pourrait si cela vient de lui, après tout ? « Pourquoi penses-tu les décevoir ? Est-ce qu’ils te l’ont dit ? », demande-t-il avec prudence, regrettant quasiment la tournure de ses phrases. Il comprend aisément le sentiment honteux de ne pouvoir jamais être à la hauteur, de ne pouvoir respecter les limites et les demandes imposées. D’essayer de trouver une place qui n’est pas faite pour lui.

Auprès des uns, auprès des autres, même envers des inconnus. Pourquoi essaie-t-il toujours et finit par un échec ? Que fait-il de mal, au juste ? Il se redresse immédiatement devant les larmes, essayant d’éponger chaque perle salée qui s’échappe. « Tu en fais beaucoup, si tu me dis que tu essaies de les rendre fiers. Ils ne sont peut-être pas démonstratifs dans leurs sentiments ? ». Ils peuvent se montrer peu verbaux également. Néanmoins, la voir s’effondrer ainsi lui perfore le cœur. Personne ne devrait ressentir toutes ces émotions. Surtout pas envers sa famille. Personne. « Tu as l’impression, mais ce n’est sûrement pas le cas ? ». Elle en fait déjà assez. Eros en est persuadé. Il voudrait hurler pour elle. Tout faire pour qu'elle ne pleure plus.

Cette mention de son frère et sa mère et la remarque à la suite. Un mince sourire réussi à se dessiner sur mes lèvres, comme une envie d'être heureuse qu'il aille une raison de rester en vie, mélangée à ce chagrin de réaliser qu'il pense si peu de lui-même. Ironique, d'une certaine manière. Pourquoi sommes-nous capable de mettre les autres sur le piédestal qu'ils méritent, tout en étant incapable de constater notre propre valeur? « Ils doivent être fiers de toi. » Pourquoi ne le seraient-ils pas? Le voilà, parfait inconnu, à prendre le temps de s'asseoir, regarder les astres, avec ce trou noir qu'est ma personne.

Sa question me frappe de plein fouet, une question pourtant banale que mon subconscient n'attendait pas. Est-ce que mes parents m'ont déjà dit que je les décevais? Non, bien sûr que non. Ils restent forts, ils m'écrivent lorsqu'ils le peuvent, même si la technologie les dépasse. Mais ils ne savent pas tout. Ils ne savent pas ce que j'ai fait, ils ne savent pas que j'arrive à peine à payer mon épicerie, ils ne savent pas que mes notes tombent en chute libre, ils ne savent pas à quoi je pense. Et ce mélange d'émotions à la fois heureuses mais teintées de déception qu'ils avaient dans leur regard lorsqu'ils ont réalisé que l'université qui a bien voulu de moi se trouvait à des kilomètres, au nord du pays, à Séoul...

« N-non... mais c'est le vibe, je sais pas. » Et que dire de mes frères, eux qui doivent s'occuper de nos parents trop souvent malades, de la ferme trop peu fructueuse, alors que je me suis enfuie vers Séoul en quête d'une meilleure vie? Égoiste, c'est tout ce que t'es, Yujin. Tu te fais croire que tu es ici pour eux, pour sortir tout le monde de la misère. Mais en vrai, tu n'es ici que pour toi. Tu veux être celle qui sauve la donne, tu veux être celle à qui on lance des fleurs, tu veux vivre ta vingtaine loin des problèmes des autres.

Égoiste, c'est tout.

Ses tentatives de sécher les pleurs ne sont que futiles; les larmes coulent à flot, les sanglots veulent revenir au grand galop et la honte s'emparre de moi. L'envie de courir loin est revenue, le coeur déchiré entre vouloir serrer Eros dans mes bras à nouveau et m'éloigner, parce qu'il ne mérite pas d'avoir mal, parce qu'il mérite mieux que d'être enchaîné avec quelqu'un comme moi. Les pensées m'envahissent, les envies en tout genre veulent prendre le dessus. Mon corps, lui, est figé au milieu de cette masquarade, incapable de décider de lui-même quelle émotion suivre, lesquelles jeter aux ordures.

« Comment on fait pour arrêter de penser? »

Les seuls mots qui arrivent à s'échapper.
Un simple souhait.
Un appel à l'aide.

Les bras viennent entourer l’esquisse fragile qui déverse sa peine, les bras caressant le dos avec l’attention qu’il aimerait qu’on lui offre lorsque les soubresauts se superposent aux sanglots. De la conserver dans ce barrage entre le monde et la chaleur qui lui permet peut-être de ressentir un sentiment de sécurité. Même léger, même temporaire, espère-t-il suffisant. De n’avoir pu répondre à ce qu’elle a dit, tant le mensonge cloisonne les lèvres et condamne les pensées à cette impassibilité. Même, elle finira par le comprendre, qu’il ne peut pas être sauvé.

Qu’elle le soit, le méritant, entourée par ceux qui le désirent. Que tout ne soit que maladresse. D’étreindre en berçant doucereusement, réfléchissant à la meilleure des réponses. Seulement, lorsque l’on pense pareil, qu’y a-t-il à répondre ? Lui-même ne le sait pas. Il en a une petite idée, en vérité. Néanmoins, elle ne mérite pas cette solution, contrairement à lui, dont l’horloge tourne et se met dans un compte à rebours silencieux.

« Eh bien, en faisant quelque chose, je dirais ? ». Il vient prendre en coupe le visage de cette inconnue, séchant les perles salées comme un frère inquiet. « On peut aller dans une salle d’arcade. On peut aller dans une salle de cinéma ou un théâtre. On peut aussi manger quelque part ou faire un bowling. On peut pratiquer le baseball ou un escape game. Aller au karaoké ou danser. On peut… On peut… Faire tellement d’autres choses ? ». Pour ne penser qu’à l’instant. Que cela dure quelques minutes ou quelques heures. D’oublier le chagrin et la douleur.

Même si cela est faux. Même si cela n’est qu’un placébo. Qu’elle se rende compte qu’elle en vaut la peine. Qu’elle mérite le ciel et la terre, la lune et le soleil, le sourire et le bonheur. Que tous ces petits rien deviennent un grand tout suffisant à se relever, lorsqu’il sèche les larmes et essaie de croiser son regard. « On peut faire tout ce que tu veux. Tout ce qui nous fait envie. On ne pense pas aux conséquences, ni pourquoi, ni comment. Ni quoi, ni qui, ni à demain. Si je te demande, là, maintenant, tout de suite, que veux-tu ? ». Son cœur se serre, l’appréhension d’une réponse qu’il espère bienheureuse. Qu’il espère bénéfique. « Moins avoir froid, peut-être ? Boire quelque chose de chaud ? ». Pour commencer.