Son sourire s’agrandit lorsqu’elle accepte le défi, il enveloppe sa petite main dans la sienne, officialisant ainsi le pari. La lueur qu’il aperçoit dans le regard de la jeune femme a au moins le mérite de le soulager un peu, il retrouve enfin un peu de la Yujin qu’il connaît. De toute évidence, il ne suffit pas d’insister avec elle, et puis vu son état, il a un peu trop peur qu’elle s’effondre en larme, c’est de quoi elle a l’air depuis qu’il est arrivé en tout cas. Alors revoir un peu d’engouement après cette proposition, ça l’a soulagé un peu. Ils prennent tous les deux la direction des vélos et commencent à s’installer. Contrairement à elle, Taeil n’a pas encore commencé son sport, alors il n’est pas très bien échauffé malgré les quelques mouvements faits au préalable, mais hors de question de la laisser gagner. Il se positionne sur son vélo et, après le go, commence à pédaler.

Il sent bien que son corps lui résiste un peu, mais il continue et trouve rapidement un bon rythme. Il a beau ne plus aller à la salle aussi souvent qu’avant, il n’a rien perdu de son endurance et de ses capacités physique, ou du moins très peu, alors les dix minutes passent relativement vite et sans encombre. Un petit coup d’œil au chronomètre de Yujin qui le talonne de très peu lui redonne un petit coup de fouet, et c’est avec à peine quelques secondes d’avance qu’il s’arrête de pédaler, aillant atteint ses 5 kilomètres. Le souffle un peu plus lourd, il observe la jeune femme en silence, sans même dissimuler son sourire victorieux. Elle le prend drôlement bien, bien mieux que d’ordinaire. Il ne sait pas vraiment si ça doit l’inquiéter ou l’amuser. Il se penche vers l’avant, les avant-bras reposant sur le guidon. En-tout-cas, elle n’a pas l’air aussi dépiter que tout à l’heure, alors il allait prendre ça pour un bon signe.

« On se fait une revanche? Quitte ou double cette fois. Si tu gagnes, je t’embête plus avec ça et on en parle plus jamais, si je gagne encore, tu me dis pourquoi tu t’es battu, et tu me dis aussi ce qu’il te met dans cet état! » Ça a l’air un peu forcé à première vu, ils auraient pu simplement se poser quelque part et aller parler, mais elle a l’air de se sentir bien à ce moment et Taeil préfère la voir sourire comme présentement, et puis il vient à peine de s’échauffer, ce serait dommage d’arrêter là alors qu’il est enfin chaud. « On augmente la vitesse d’un cran? » Juste une petite difficulté en plus. Cette fois, il est échauffé et il ne va pas lui laisser une chance! Surtout quand ça veut dire qu’elle ne va pas cracher un mot s’il perd.

Une revanche.

La première course s'est terminée presque ex aequo, avec Taeil qui l'emporte que de quelques secondes à peine. Le concours d'endurance et de cardio nous avait mis tous les deux sur un terrain égal, n'ayant pas cette différence musculaire massive entre nous deux en jeu... à part peut-être les cuisses, mais au moins, les miennes étaient bien travaillées, n'étant pas bloquée par cette main à moitié guérie qui bloquait tous mes faits et gestes. Et j'ai tout donné, espérant si fort être la première à terminer. Mais hélas, Taeil termine avant moi, et je me préparais mentalement à devoir cracher le morceau, moi qui essayait d'éviter le sujet à tout prix.

Mais le voilà qui veut une revanche.

J'écoute les termes de son défi, et je sens mon coeur sauter quelques battements, ma gorge se nouer. Au moins, avec le premier défi, je n'avais qu'à parler un peu de la bataille et voilà, conséquence relevée et c'est tout, on en parle plus. Mais là... et refuser le défi ne ferait que prouver à Taeil que j'avais quelque chose à cacher, comme le refus est rarement de mise avec moi. Alors je ravale mes inquiétudes et, fidèle à moi même, je lui serre la main. « ... deal. » Mais un peu d'inquiétude et de malaise s'est installé au lieu de ce sourire provocateur et cette lueur dans mes yeux, comme si cette peur d'affronter la réalité était bien trop présente, bien trop réelle.

Je ne fais qu'hocher la tête lorsqu'il propose de monter la vitesse, déjà résolue à mon sort. Et on commence le défi; un peu plus rapidement, un peu plus difficile, mais toujours la même distance. Un autre dix minutes où ni l'un ni l'autre ne parle, concentrés sur le sport à effectuer, comme si tout était en jeu. Et, alors que mes kilomètres s'écoulent et que j'observe Taeil toujours en train de pédaler à mes côtés, j'ai un peu d'espoir... « Do- ah FUCK! » Instinctivement, ma main droite vient frapper mon guidon; mon visage se crispe sous la douleur mais je reste silencieuse, prétendant que ce visage n'était que de la frustration.

« Fuck me, man... » Perdre la première fois ne m'avait pas fait grand chose, contrairement à mes habitudes; un semblant de normalité, quelque chose qui m'avait permis d'oublier la négativité, ce nuage perpétuel au dessus de ma tête. Mais perdre cette deuxième fois, et d'aussi peu? J'avais envie de me maudir, frapper encore plus fort; mais perdre mes moyens en face de mon ami ne ferait qu'empirer les choses. Alors je me contente de déposer mon front sur le guidon sans rien dire, les yeux fermés, anticipant ce rappel à la réalité qui me hante.

Peut-être qu’il aurait mieux fait de se taire. Les termes de ce nouveau deal ne semblent pas l’enchanter. D’un côté, il peut comprendre. Ce n’est jamais simple de montrer sa vulnérabilité devant quelqu’un d’autre. Il aurait aimé être quelqu’un sur qui s’appuyer, suffisamment pour être capable de parler de côté plus délicat, mais qui est-il pour parler. Lui qui ne dévoile même pas ce qu’il y a dans son propre cœur. Comment peut-il attendre de quelqu’un de s’ouvrir à lui naturellement.

Mais tant pis. Il ne pouvait pas l’aider sans connaître toute l’histoire, alors il lui attrape la main, l’expression impassible, absente l’espace d’un instant, puis il se met à pédaler, le cœur y est un peu moins, mais il donne tout ce qu’il a, ou du moins, il se donne assez pour gagner, encore de quelques secondes. Il lance un regard discret en direction de Yujin. Les muscles qui se crispent lorsque sa main entre en collision avec le guidon. Il l’a remarqué, cette grimace, il n’est pas dupe, il sait que c’est sa main blessée. Pourtant, il reste silencieux, la tête remplie de doute. Il n’aime pas voir les gens dans cet état, surtout elle. Lui qui ne veut que le bien de ses proches, qui aimerait les protéger de tout. Un état d’esprit qui lui colle à la peau depuis la naissance de son petit frère.

Un moment de silence flotte. Un moment où il considère un instant de la laisser tranquille, de continuer à pédaler comme si de rien était et d’oublier tout ça. Mais il ne pourrait pas se pardonner de ne pas lui avoir tendu la main lorsqu’il en a eu l’occasion. Un long soupir lui échappe et il imite son amie, posant sa tête sur le guidon de son vélo pendant une seconde. Puis il la relève, un sourire aux lèvres. Un sourire qui se veut bienveillant et encourageant. « Tu veux un café? Un chocolat chaud? On peut aller se poser quelque part de tranquille si tu veux? Enfin… Ouais, si tu veux. » Cette simple hésitation lui fait perdre un peu de son assurance. Le regard fuyant, il s’ébouriffe les cheveux avant de pointer derrière lui. « Je vais aller me changer, j’ai fini mon sport de toute façon. Tiens-moi au courant. » Et il s’éclipse, encore. Pourquoi? Pourquoi est-ce que ça l’affecte autant? Il n’est pourtant pas étranger à ce genre de situation. Alors pourquoi la voir, elle, dans cet état lui est si difficile?

Un rapide passage dans les vestiaires pour enfiler quelque chose d’un peu plus chaud. Ce moment où il tente de ne pas trop penser, où il essaye de garder son objectif en tête, à savoir, aider Yujin. C’est ça, il veut lui remonter le moral, et pour ça, il doit en savoir plus, quitte à lui forcer un peu la main. Il revient vers les machines, son sac jeté sur l’épaule, cherchant la jeune femme du regard, et lorsqu’il la trouve, il s’approche, attendant sa réponse.

Pathétique, vraiment.

La réaction était instinctive, ce besoin viscéral de dégager ce trop plein qui bourdonne toujours si fort en mon creux, l'envie de hurler et frapper si fort, encore plus fort, jusqu'à ce que je ne ressente plus rien, jusqu'à ce que la douleur s'estompe ou que l'épuisement m'emporte. Une perte de moyens qui aurait pu être pire, mais qui ramène la honte au galop; elle se pointe le bout du nez, s'immisce dans mes pensées et murmure de sombres paroles à mon oreille, des phrases que je suis encline à croire. Les yeux fermés, tête baissée, le front fermement étampé sur le guidon du vélo, je me laisse bercer par la noirceur qui m'engouffre déjà, malgré les efforts, malgré la retenue.

Et le retour à la réalité effraie, et je regrette soudainement cet esprit compétitif qui guide presque chaque élément de ma vie, je regrette presque d'avoir dit oui. Incapable de parler de mes sentiments à qui que ce soit, incapable même de pleurer en face de quelqu'un d'autre sans que ça bloque, sans me sentir comme un fardeau. Et si c'était vrai? Et si c'est tout ce que je peux être, un fardeau pour les autres?

Ma tête se relève mais mon regard n'ose pas croiser celui de Taeil, ils restent bas, fixent ce guidon que mes muscles ont tant envie de frapper de nouveau. Et ma gorge se noue, incapable de répondre à cette simple question qu'il pose, mes dents mordent ma lèvre inférieure et le reste de mon corps reste immobile alors qu'il quitte déjà vers les vestiaires; et il ne fut que quelques secondes avant que ma tête se tourne en sa direction, que mes yeux fixent son dos déjà loin, que les larmes montent déjà. Péniblement, je ravale ces émotions et j'agrippe ce que j'ai laissé aux côtés du vélo, en faisant fi de la douleur, en ne voulant qu'entrer dans le vestiaire que j'espère vide.

Pourquoi a-t-il menti? Il n'a pas terminé son sport, ce n'est pas vrai, il est arrivé bien plus tard, il n'a fait qu'un peu de vélo à mes côtés. C'est ma faute, un nouveau chef d'oeuvre de cette minable excuse sur jambes qu'est Nam Yujin. Et sans pouvoir m'en empêcher, ma tête se heurte violemment contre un casier, plusieurs fois plutôt qu'une. Les joues qui se mouillent, la gorge qui fait mal, l'envie de hurler qui me reprend.

Et pourtant, je dois sortir, faire comme si de rien était, lui sourire, remplir ma part du pari.

Cette vue de mon visage dans le miroir qui dégoûte, elle qui est pourtant nécessaire; pour tenter de sourire et voir si l'expression est trop fausse, pour voir si les larmes séchées paraissent trop sur mes joues, pour voir si j'étais prête à sortir. Et mes pieds me ramènent nonchalamment vers les machines, retrouvent mon ami qui me cherchait sans doute. Main dans les poches, regard bas. « Tu voulais aller où? » Incapable de prendre des décisions, tentant si fort de camoufler cette détresse que même Maude, même Mika, même Jaehee ne connait pas. Et la tête qui est trop occupée à inventer un discours lorsque viendra le moment de faire fasse à la musique.

Le silence en dit long. Le regret qui le prend encore un peu plus, qui le met mal à l’aise et qui le force à fuir vers les vestiaires. Ça ne lui ressemble pas. Lui qui sait toujours quoi faire lorsque quelqu’un a un coup de mou, lui qui sait trouver les mots. Un long soupire lui échappe une fois la porte des vestiaires franchise, mais il ne peut pas se laisser démoraliser, alors il se change, il essaye de ne pas trop y penser, de faire fi de ce visage qu’il n’a pas l’habitude de voir sur elle. Qu’est-ce qu’il doit faire? Est-ce la bonne méthode? N’y a-t-il pas un autre moyen? Est-ce qu’il peut vraiment agir comme il le fait avec les autres, comme il le fait avec son frère? Non, probablement pas. Ou peut-être que si? Il voudrait être une personne sur qui elle peut compter, apaiser le manque qu’elle doit éprouver à être loin de ses frères, mais il ne sait pas comment faire. Est-ce que c’est si différent que ça d’avoir une petite sœur? Ou est-ce qu’il peut agir de la même manière qu’avec son frère? Il n’en a pas l’impression. Un autre soupir, il secoue la tête et jette son sac sur ses épaules. Ça ne sert à rien de se triturer l’esprit, ce qui est fait et fait, maintenant, il faut juste assumer et aller au bout de ses idées.

De retour parmi les machines, il la cherche du regard, elle n’est plus vers les vélos. Pendant une seconde, il s’imagine qu’elle est partie, qu’il y est allé trop fort et qu’elle ne veut plus le voir. Son cœur se serre un peu, mais une voix le tire de ces pensées. Il tourne la tête vers elle, soulagé, un faible sourire qui soulève la commissure de ses lèvres. Il allait répondre, mais son regard s’attarde un peu trop sur elle. D’abord sur sa tenue, puis sur son visage. Le contour des yeux légèrement gonflés, les cils encore humides, le nez rouge. Elle a beau baisser la tête, il reconnaît les signes. Il les a déjà vus, plus de fois qu’il n’aurait voulu. Sur Kiyo, sur son frère, dans le miroir parfois. Une grande inspiration silencieuse, puis le radieux sourire qu’on lui connaît si bien reprend place sur son visage. « Ça te va bien. T’es très jolie comme ça. » De simples mots qui, il l’espère, puisse lui mettre un peu de baume au cœur. « Il y a une place où je vais toujours pour prendre mon café, ils font de très bonnes pâtisseries d’après mon frère. Ça te tente? » Pas comme s’il allait s’en acheter pour lui, des pâtisseries, mais il a déjà tapé un croc ou deux dedans, alors il peut confirmer.

Un petit geste du bras pour l’inviter à quitter la salle de sport et ils se dirigent vers ce café où il va régulièrement. Le trajet se fait dans le calme, n’osant pas vraiment briser le silence. Il ne sait pas vraiment quoi dire pour détendre l’atmosphère. Et est-ce que parler d’autre chose est vraiment le bienvenu? Le café n’est pas loin de toute façon, et en bon gentleman, il lui ouvre la porte, la laisse passer devant puis s’attable ensemble. La main dans la poche, comptant le change qui lui reste, il jette un rapide coup d’œil à la carte. Il avait probablement assez pour une chocolat chaud, ou un café tout simple, mais pas bien plus. Tant pis, il pouvait utiliser sa carte pour cette fois. Il n’aime pas vraiment ça, préfèrent garder le maximum d’économie, mais c’est un cas d’urgence, et il ne va pas faire le rat si ça peut lui remonter le moral. « Prends ce que tu veux, on m’a dit que les croissants étaient particulièrement bons. » Un autre sourire chaleureux, le regard doux posé sur la jeune femme dans une tentative de la mettre un peu plus à l’aise.

Cette impression d'avoir tout gâché qui se manifeste comme une boule dans la gorge, qui empire ces sentiments déjà trop forts qui m'ont forcé à retraiter vers les vestiaires pour qu'il ne me voit pas ainsi. Ce n'est pas cette Yujin qu'il connait, Taeil; il ne connait que l'enthousiaste jeune femme qui accepte tous les défis, qui sourit tout le temps, qui rit trop fort parfois, qui déborde d'une énergie rarement égalée. Il ne connaît pas celle qui succombe peu à peu à ces pensées intrusives qui se ramènent, et qui peine à résister aux envies les plus dangereuses. Il ne connaît pas celle qui n'arrive plus à dormir, qui gâche tous les bons moments, qui a tout foutu en l'air.

Et il n'a pas besoin de la connaître.
Alors, tant bien que mal, je la repousse.
Enchaînée dans mes entrailles, à ne libérer qu'au retour à la maison.
Pour ne pas ruiner le peu de bons moments qui peuvent rester.

T'es très jolie comme ça. Des mots qui font écho au creux de mes pensées, des mots qu'une partie de mon âme tente de croire mais que le reste n'a envie que de lancer à la poubelle, certaine qu'il n'essaie qu'être gentil, certaine qu'il ne le pense pas. Des mots qui ne représentent pas la réalité, qui sont l'inverse de ce que j'aperçois dans le miroir. Il y a cette envie qui me prend de rétorquer, de lui dire de garder ses compliments et son sourire pour quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui en vaille la peine. Mais l'énergie n'y est pas. « ... merci, toi aussi. » Maladroit, hésitant. Mais mieux que rien. Et je sens ma gorge se nouer, une nouvelle fois; alors je me contente d'hocher la tête de haut en bas en guise de réponse à sa suggestion, de peur que le prochain mot sorte de travers, ou que quelque chose d'autre ne s'échappe.

Le silence est un peu lourd, ni l'un ni l'autre ne sachant trop quoi dire, ou comment le dire, peut-être. Un écouteur dans l'oreille, je tente de distraire mes pensées à l'aide d'un peu de musique. Une réussite pour l'instant, une petite victoire néanmoins temporaire; quelque chose à quoi s'agripper tout de même. Les yeux baissés, les mains dans les poches, la concentration axée sur les sons et les paroles. Tout pour ne pas retomber dans l'enfer, pour ne pas perdre le contrôle trop tôt.

Et sitôt partis, sitôt nous étions assis au café. Sans trop savoir combien de temps s'est passé entre notre départ et notre arrivée. Un peu déboussolée, l'âme un peu vide. « J'ai pas très faim pour l'instant, j'avoue. » Un demi mensonge: l'estomac grondait silencieusement, la faim commençait à se faire entendre, mais incapable d'avaler quoi que ce soit avec cette nausée qui est née soudainement, anticipant le moment de faire face à la musique. Anxieuse, effrayée que Taeil se lève et me laisse avec moi-même lorsqu'il saura toute l'histoire, qu'il découvre réellement quel genre de monstre que je suis, même s'il mérite la vérité.

Parce que je n'ai pas envie de le perdre.

« Donc tu veux savoir quoi? »

Yujin, une personne fidèle à sa parole, même si ça fait mal.