C'était un peu risqué, comme idée. La compagnie aurait sans doute dit non si l'une des plus jeunes aurait voulu s'inscrire à l'événement blind date de la salle de karaoké, mais moi, ils m'ont laissé passer. Ils me font confiance, ils savent que j'ai une tête sur les épaules, ils savent que l'endroit est bien surveillé. Et franchement, il me fallait une soirée pour moi, une distraction. Quelque chose de léger, pour me remonter le moral.

Alors je me suis inscrite sans trop savoir avec qui j'allais être jumelée. C'est que la salle de karaoké aime planifier ces événements qui semblent attirer beaucoup d'engouement, surtout lors des mois froids et solitaires. Deux personnes (ou parfois plus, en fonction des préférences) sont jumelées, associées à une salle de karaoké où elles passeront la soirée ensemble à chanter, dancer, s'amuser, apprendre à se connaître.

Masque au visage, par habitude, je parcours les couloirs à la recherche de cette salle qui m'est assignée, celle dont le numéro est écrit sur un petit bout de papier reposant au creux de ma paume. « Salle 17, salle 17... » Mes yeux s'élargissent lorsque le numéro fatidique fait son apparition dans mon champ de vision, et je m'empresse de tourner la poignée malgré la nervosité qui s'empare de moi. Est-ce que j'allais être la première arrivée? Est-ce que la personne allait être sympa ou, au contraire, un peu creepy? Est-ce que la personne me connaissait, soit via des liens d'amitiés préexistants ou par mon statut? Alors, en laissant échapper un lourd soupir, je pousse la porte, prête à tous.

« Bonso-! » Ayant immédiatement noté la présence d'une silhouette à l'intérieur, je la salue; toutefois je m'arrête dans mon élan, notant la complexion de sa peau. Les pensées défilent dans mon esprit l'espace d'une fraction de seconde, incertaine de la prochaine étape. Puis-je assumer qu'elle parle coréen? Ou peut-être ne parle-t-elle qu'anglais, et cherche à correspondre dans cette langue qu'elle apprend? Ou n'importe lequel autre scénario, vraiment. Alors, pour jouer de sécurité, je change vers l'anglais, malgré mon léger accent trahissant le fait que cette langue ne m'est pas première. « Salut! Ça va? »

J'enlève finalement mon masque alors que la porte se referme derrière moi. L'heure de vérité, le moment de savoir si elle allait me reconnaître ou non. « Je ne sais pas si tu parles coréen, sinon c'est pas grave, je suis à l'aise en anglais. » Mille et unes excuses remplissent mon cerveau; je ne voulais pas assumer, je ne veux pas rendre inconfortable, je veux juste m'assurer qu'on aille une bonne soirée et qu'on communique bien, etc, etc. Mais au moins, je semble être tombée sur le gros lot: quelqu'un d'environ mon âge, qui me semble sympa à première vue. Loin du scénario catastrophique du gars un peu trop vieux et un peu trop louche.

Vivant sa meilleure vie dans ce karaoké devenu sa seconde maison, elle cligne des paupières devant la silhouette glissée sur son territoire. Elle avance les lèvres en cul de poule, la surprise sur le faciès parfait et le clignement de cils digne de séries B. Elle prend quelques secondes avant de répondre, reprenant le coréen comme langue. « Bonsoiiiiir ! Mais tout va bien, je parle coréen, pas de souci de ce côté bichette. ». Elle vient même tapoter le siège à ses côtés pour qu’elle puisse prendre place malgré l’innombrable espace que la pièce propose chaleureusement. « Viens, viens. Autant choisir à deux les chansons que l’on va interpréter. C’est mieux à plusieurs ! », dit-elle avec un sourire éclatant, vibrant de joyeuseté et d’innocence contagieuse. Quiconque rencontre la belle peut aisément comprendre à quel point elle est heureuse. Et rien ne pourra jamais chasser les nuages de sa vie.

Elle se permet de détailler sa voisine, plissant les paupières. « Je suis peut-être impolie, mais je suis certaine de t’avoir vue quelque part ? », poses t-elle la question, sûrement plus envers sa propre personne qu’envers l’autre. Quelques secondes suffisent à connecter les neurones bancals et écarquiller les yeux de surprises. Elle place ses paumes devant ses lippes, ne pouvant dissimuler son côté fan-girl. « Je ne sais pas faire semblant de ne pas te connaitre, quand même, parce que tu es incroyable et qu’il faut évidemment le souligner. Toutes, même, aahhhh. ». Elle s’emporte un peu, la demoiselle, gigotant sur son siège, incapable de rester en place de toute façon, plus de quelques minutes.

Elle lui tend l’appareil, gardant le micro en main. « Je vais te chercher le deuxième, choisis la musique que tu veux et c’est partiiiiiie », finit-elle en se levant prestement, fouillant quelque peu en retrouvant le trésor perdu. Elle relève le bras comme si elle venait de dénicher le plus grand trésor et revient en dansant sous les différentes sélections. « Je suis hype pour tout, donc ne t’en fais pas, choisis ce que tu veux ! ». Elle a déjà oublié avoir affaire à l’une des chanteuses d’un groupe féminin les plus en vues ces derniers temps. Néanmoins, avec Mikaela, tout le monde est traité à la même enseigne : comme des amis, comme des membres d’une grande famille. Elle reste debout, le micro en main et la parfaite représentation de Sharpey Evans.

C'est le pas sautillant que je me dirige sans me plaindre aux côtés de ma coéquipière de salle. La soirée s'annonce déjà palpitante, si on se fie à l'entrain de la demoiselle à mes côtés. Que la soirée se passe en coréen ou en anglais, on s'en fout, au final, tant qu'on s'amuse et que mon interlocutrice est confortable. Au moins elle semble le parler couramment. Alors je m'asseois à ses côtés, un sourire éclatant aux lèvres qui accompagne le sien. À deux, on pourrait illuminer le pays en entier, probablement.

Mes yeux fixent d'abord l'écran, puis ma tête se tourne lentement mais sûrement en direction de la jeune femme, qui semble tenter de faire aller ses neurones, cherchant d'où elle me connait, sans doute. Sans vouloir me cacher, j'ouvre la bouche, prête à répondre; mais elle répond finalement, et je ne peux m'empêcher de rire face à cette apparente ruse. Un rire d'abord amusé, puis un peu timide sous cette avalanche de compliments. « Ah mais c'est rien, je suis qu'une seule personne. » Le succès du groupe ne repose pas sur les épaules d'une seule personne, bien entendu, malgré mon important rôle en son sein. Elles sont toutes incroyables, probablement plus que moi. « J'imagine que j'ai pas besoin de me présenter, alors? Tu peux m'appeler Gyuri. On est égales toi et moi, ici, après tout! » Pas question d'être mise sur un piédestal, ou que la jeune femme se sente intimidée ou inférieure. Ce n'est pas le but de la soirée, après tout.

J'agrippe l'appareil avec joie, alors qu'elle se lève déjà de son siège pour aller chercher l'autre micro, camouflé un peu plus loin dans la pièce. « Got it, chief! », que je sors un peu automatiquement, les yeux déjà rivés sur l'écran, tentant de trouver la chanson parfaite. Mon coeur n'avait toujours pas eu son coup de foudre et la voilà qui revient déjà, offrant solennellement le micro tant convoité. « Merci, c'est sympa! » Sitôt le micro attrapé, sitôt le voici sur mes cuisses alors que mon attention se porte à nouveau sur la liste de chansons, ma gorge qui grogne d'insatisfaction. Puis, soudainement, une illumination. « Oooooh est-ce que tu connais Fantastic Baby? » Probablement, tout le monde connait la fameuse chanson. Boom shakalaka, comme on dit. Et, ayant déjà eu la permission de choisir ce que mon coeur désirait, je fais jouer ladite chanson, prête à chanter et crier.