Les jours se suivent, l'un après l'autre, comparable au flot de l'eau des rivières. Certains cours d'eau ne sont jamais interrompus; le courant calme, les poissons y nageant en paix et harmonie dans cet écosystème sans dérangement. D'autres sont parsemés d'embuches, de rochers et rapides qui tourmentent quiconque essaie d'y naviguer; mais néanmoins le courant continue, malgré les obstacles, malgré le danger.

Cette journée? La troisième option: un mélange de rapides et de chutes, un mélange de barrages et de débris empêchant le flot naturel de la rivière. Et plus la journée avance, plus les barrages se multiplient, plus l'air devient insupportable, plus mes pensées se bousculent et me donnent envie de tout arrêter.

La cacophonie des plus jeunes du groupe est, aujourd'hui, beaucoup plus difficile à supporter qu'à l'habitude. Les trois filles qui débordent un peu trop d'énergie, qui dépensent leur surplus dans la salle de dance en courant un peu partout au lieu d'utiliser cet entrain pour quelque chose de productif, un peu de pratique. Sans compter Yaejin qui semble vouloir s'éclipser plus souvent qu'autrement du dortoir, la nuit, pour aller vivre sa jeunesse avec on ne sait trop qui, un peu trop dangereusement, un peu trop naivement. La majorité du temps je peux ralier les troupes grâce à ce ton dans ma voix que je dois prendre lorsqu'il faut être sérieux. Mais ce sont des journées comme celle-ci, où mes paroles semblent tomber dans l'oreille d'un sourd, qui me donnent l'impression d'être si inadéquate. Un imposteur.

S'ajoute à tous cela la peur de décevoir Etchan, l'impression qu'elle aurait pu faire un meilleur boulot que moi, la sensation qu'elle y pense elle aussi à chaque coup d'oeil qu'elle me jette. Au fond de moi, je sais que ses regards ne sont qu'inquiets, qu'elle voit ce début de détresse qui prend place lentement et qui aimerait m'aider. Mais c'est plus fort que moi, mon coeur me dit qu'elle juge, qu'elle regrette m'avoir encouragé à dire oui. Et, au final, aujourd'hui, c'est mon coeur qui gagne.

Surtout lorsque je détourne mon regard des plus jeunes pour regarder Nari, qui travaille de son côté, toujours aussi silencieuse. Un silence qui me déchire de l'intérieur, qui me donne envie de tout abandonner et la serrer contre moi, immédiatement, sans me soucier des regards. Elle qui dit qu'elle va bien, moi qui connait beaucoup trop ses expressions faciales et ses manies, qui sait qu'elle ne va pas, et qui ne sait pas comment l'aider davantage.

Pathétique, non?

Alors sans trop réfléchir, j'invente une excuse, une raison pour sortir d'ici. Des courses, un aller-retour rapide au 7Eleven le plus proche sous prétexte d'aller chercher quelque chose à grignoter et boire pour tout le monde. Sitôt la porte de la salle de dance fermée derrière moi, sitôt une vague de soulagement s'emparre de moi. Respiration sacadée, mains tremblantes enfouies au creux de mes poches, regard vers le bas pour ne pas encourager les employés à me parler. Et le tout fonctionne, et mon corps est déjà un peu plus calme alors que ma main pousse la porte extérieur de l'immeuble.

Et soudainement, mon coeur s'emballe. Somin. La détresse reprend de plus belle, mélangée à un peu de haine, de la rancune. C'est sa faute si Goddess s'est séparé, si les quelques filles du groupe dont j'étais le plus proche ont vu leur coeur exploser en mille miettes. Et surtout, c'est de sa faute si j'arbore cette haine envers mes sentiments, cet effroi que quelqu'un découvre ce que je ressens, et ce dégoût envers ce que je suis, ce que je suis devenue. Une journée déjà difficile qui redouble d'efforts, qui essaie d'avoir raison de moi.

C'est malgré moi que je lui lance un regard; un coup d'oeil perçant, un mélange de toute cette négativité qui bouille dans mes entrailles. Mais immédiatement je remets mes mains dans mes poches et je marche, le plus rapidement possible, dans la direction opposé, espérant qu'elle ne m'aille pas vue, espérant qu'elle ne veuille pas m'aborder.

Il n'y a pas grand chose que Kwon Somin cache depuis qu'elle est signée sous la V Ent. Pourtant, l'actrice qui semble parler ouvertement de tout et de n'importe quoi cache des choses. Des choses que même Levi ne sait pas. Au fond de sa penderie, il y a ce coin, souvent oublié, où sont soigneusement disposés les anciens albums de Goddess, des posters, des photocards de toutes les filles et de trop nombreux polaroids qu'elles avaient pris ensemble. Elle reste là, Somin, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux perdus dans cette ribambelles de souvenirs. Ça n'arrive pas souvent mais parfois, juste parfois, il y a cette envie de reprendre contact, cette envie de revenir à des jours presque plus simples dans cette salle de danse qu'elles connaissaient par coeur. Elle ne sait pas, Somin, pourquoi elle garde ces déchets du passé mais elle n'arrive pas à s'en débarrasser, même après toutes ces années. Le regard parcourt les sourires, les fingerhearts et les expressions mignonnes ; des visages familiers appartenant à des inconnues.

Elle soupire en tournant les talons. Elle a besoin d'air. Elle a besoin d'ailleurs, Somin. Son penthouse l'étouffe subitement. Le manteau sur les épaules et la porte de sa demeure se ferme derrière elle. La main levée pour appeler un taxi et elle donne l'adresse par automatisme. Sentiment mitigé qui s'empare d'elle. C'est pas son genre, Somin. Elle préfère rire, sourire, elle préfère même hurler mais aujourd'hui, elle n'a pas l'énergie pour ça. Une vague de tristesse qui s'abat sur les parois de son coeur emplit d'une certaine mélancolie. Jamais de fin nette à cette aventure, pas le temps de dire au revoir aux principales protagonistes.
Du jour au lendemain,
fondu au noir, scène suivante.

Le bâtiment de la SC Entertainment devant elle alors qu'elle descend du véhicule et Somin se demande ce qu'elle fout là. Elle pouffe, rictus sur les lèvres. Revoir cet immeuble, ça ne l'a pas soulagée comme elle le pensait. À quoi pensait-elle ? Elle ne pensait pas. Elle ne pense jamais, Somin, les impulsions comme seuls maîtres. Elle secoue doucement la tête. Elle et la SC, ça n'existe plus. Les Goddess n'existent plus. La pensée lui pince le coeur et soudainement, elle se sent comme ce qui était leur concept : une déesse déchue. Elle ne comprend pas, ce sentiment amer dans sa poitrine. Elle n'en veut pas. Si seulement elle pouvait payer pour s'en débarrasser, elle le ferait en un claquement de ses doigts parfaitement manucurés. Mais elle ne peut pas, bloquée dans cette cage invisible qu'elle a bâtie de ses propres mains.

Elle a tout alors pourquoi ?! Elle a envie de hurler, Somin. Elle passe sa main dans ses cheveux, frustrée par ces sentiments qui ne lui ressemblent pas. Et alors qu'elle s'apprête à partir, une silhouette sort de ce qu'elle considérait, autrefois, comme son Mont de l'Olympe vitré. Elle voit, Somin, ce regard qu’elle ne lui a jamais connu. Un sourcil se lève. Était-ce donc à ça que se résumait, ce que Somin pensait être, leur amitié, aujourd’hui ? L'actrice toise l'idole. Il fut un temps où elles se retrouvaient, les bras grands ouverts dans les couloirs de l'agence. Il fallait croire que son départ avait tout chamboulé. Tss, peu importe. Elle s'en fout, Somin. Elle s'en fout des ex-membres des Goddess, de Hwang Gyuri et de tous les staffs et idoles de la SC. Elle s'en fout. Qu'ils aillent tous se faire foutre. Mais elle s'avance tout de même, Somin, les bras croisés sur la poitrine, vers ce presque fantôme du passé. C'est comme ça que tu salues tes aînés, maintenant ?
Le ton est hautain et la voilà,
Eve.

La vue de Somin fait naître cet amer goût au fond de ma gorge, les pensées qui défilent, les souvenirs un peu trop nombreux. Les bons, ceux partagés avec les membres du groupe bien avant mon propre début; les mauvais, les regards attristés des filles à qui on a dérobé les rêves, les morceaux de leurs coeurs répandus au sol, la relation de deux jeunes femmes qui méritaient mieux complètement ruinée. Les réputations à refaire, les vies à recommencer. Et, au moment présent, l'effroi que la même charade ne reprenne mais avec mon propre groupe, celui dont je suis sensée être la leader. Celui que je suis sensée guider vers le succès et la réussite, pas vers le mur et une éventuelle déchéance faute d'avoir pu contrôler ce que mon coeur désire, ces émotions qui ne devraient pas me dégoûter mais qui me font tout de même honte.

Un simple regard, quelque chose que j'espère être suffisant. Mais les paroles déchirent le silence, percent mon coeur et figent mon corps qui tentait déjà de retraiter vers ma destination planifiée. Un grand soupir, une inspiration de plusieurs longues secondes avant d'expirer une partie de cette colère qui bouille dans mes entrailles; et je fais volte face, prête à faire face à celle qui a tout ruiné sans le savoir. « Qu'est-ce que tu veux? » Le ton se veut sec, presque dégoûté, surtout attristé.

Mes yeux balaient son corps de haut en bas, dévisageant sa position hautaine, ce perçant regard que je n'ai connu d'elle qu'à la télévision; un nouveau persona pour Somin ou, devrais-je dire, Eve, elle qui ne semble pas avoir vécu les répercussions du scandale de son groupe, qui a refait sa vie sous les projecteurs alors que les autres ont dû faire un trait sur leur passé. N'a-t-elle aucune honte? Comment peut elle se parader ainsi, se pointer le nez à l'agence malgré tout, comme si de rien était? Est-ce le produit d'une espèce de perversion soudaine qui est née grâce à ce personnage qu'elle prétend désormais être?

Et ma tête essaie de raisonner avec mon coeur, il croit peut-être qu'elle n'essaie que se protéger, qu'elle ne voulait pas affliger cette douleur à tous, qu'elle ne sait pas le mal qu'elle a pu faire aux autres, à moi. Et ce débat interne m'empêche de bouger, même si mes jambes veulent courir, même si l'envie de m'enfuir m'envahit. « J'ai un truc à faire, je dois y aller. » Mais je ne bouge pas, et mes yeux se remplissent peu à peu de larmes. Émotions que j'essaie de ravaler, qui ne doivent pas surgir. Pas ici, pas dans la rue, pas en face de tout le monde.

« Qu'est-ce que tu veux ? » Eve ne s’attendait pas à autant de froideur. Elle sourit, peut-être un défaut de son éducation dans la haute société mais Eve reçoit tout avec le sourire, ne jamais se laisser ébranler telle était une des règles de son père. C’est peut-être ce que lui donne cet air insupportable, cet air de si précis comme si Eve était au-dessus de tout le bas peuple. Et en même temps, elle sait qu’elle l’est. L’actrice jauge du regard son ancienne amie, tout comme celle-ci le fait. « De toi ? Rien du tout, ne t’en fais pas » qu’elle dit calmement. Elle ne s’attendait pas à voir Gyuri. Eve ne s’attendait à rien du tout, en réalité. Elle est venue sans savoir. Elle est venue pour … elle n’est pas sure pour quoi. Elle pensait que ses questions trouveraient réponses après être passée ici. Elle pensait qu’elle ne croiserait personne. Elle n’aurait pas pu être plus loin de la vérité.

Gyuri annonce qu’elle a des choses à faire. Eve ne bouge pas. L’idole non plus. Toujours ce sourire aux lèvres, Eve observe l’immobilité de la plus jeune. Elle remarque les yeux qui se bordent de larmes et elle demande si elle lui avait fait quelque chose, à Gyuri. Mais elle ne se souvient pas, Eve, d’un mal quelconque. Eve ne lui a rien fait. Mais c’est peut-être parce qu’elle n’avait rien fait ? Elle avait quitté la SC Ent. sans se retourner parce qu’il n’y avait pas de doute que l’agence n’était plus pour elle. C’était une évidence qu’elle se reconstruirait ailleurs. Alors elle ne comprend pas cette menace de larmes. Pour une fois, elle n’a rien fait. Des impulsions du passé lui viennent, elle a envie de se rapprocher, Eve.
Elle a envie d’être là, pour elle.
Mais elle ne fait rien.

À la place, elle change de sujet. « Félicitations pour ton début. » Le ton est neutre mais les paroles sont sincères. Elle a vient vu comment Gyuri s’était démenée, elle sait combien elle a donné de son temps et de son énergie pour en arriver là. Elle sait, Eve, parce que pendant un certain temps, elle était à ses côtés. Finalement, Eve décroise les bras et de sa poche, elle sort un mouchoir en satin de coton qu’elle lui tend. « Sèche tes larmes, Gyuri. Je les mérite pas. » Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas été aussi honnête, Somin.

Les larmes qui montent, involontaires, indésirables. Des larmes qui semblent redoubler d'ardeur face à cette froideur arborée par Somin. Ou peut-être était-ce du dédain, la plus jeune n'étant pas totalement capable de déchiffrer les intentions derrière le ton calme de ses paroles et ce sourire qui ne s'efface pas. Toutes les deux immobiles, l'une au regard hautain, l'autre qui n'arrive plus à voir clair. Elle ne sait pas, Gyuri, si elle doit prendre ses jambes à son cou et s'enfuir, ou si elle doit prendre son courage à deux mains, l'attirer ailleurs et déblatérer contre elle, laisser sortir ses émotions et le fond de sa pensée sans censure.

Elle ne sait pas, et elle fige.
Alors elle ne fait rien.

Elle ne dit rien, n'arrive pas à rien dire de toute façon. Elle ravale péniblement ses sanglots et baisse les yeux, espérant que les larmes s'évaporeront d'elle-même. Et, aussitôt, sa tête, cherchant à fixer les prunelles de celle en face d'elle. C'est une certaine confusion qui se dessine lentement sur les traits de son visage, incertaine de savoir comment réagir à ce ton soudainement un peu plus neutre, peut-être même un peu plus sincère. Elle ne sait pas si elle doit être ravie ou inquiète de revoir cette Somin d'autrefois, et non pas cette personne, Eve, qu'elle voit à la télévision. « ... merci. » Elle se contente d'un simple remerciement, un mot difficile à sortir. La gorge qui fait mal, les sanglots coincés, la voix rauque.

Et elle n'ose pas non plus accepter ce mouchoir, sans trop savoir ce qui bloque, ce qui l'empêche de tendre le bras et d'agripper ce bout de satin entre ses doigts. Ses doigts qui, au final, frottent ses yeux, essayant de se débarrasser des quelques larmes qui y sont restées, pour ne pas qu'elles coulent le long de sa joue. « Dit pas ça, unnie. » Elle laisse tomber sa garde, malgré elle. Cette impression que c'est sa faute si Somin a perdu le sourire, soudainement, la hante. Malgré la douleur qu'elle a pu causer sans le savoir, malgré ce combat avec elle-même de l'aube au crépuscule causé directement par cet effet papillon suite au scandale des Goddess.

Parce que Gyuri tient à Somin, malgré tout. « Je peux nous trouver une salle où on peut parler, si tu veux. » En faisant fi des raisons pourquoi elle est sortie, en ignorant les alarmes qui sonnent entre ses deux oreilles et cette horrible sensation dans son estomac qui lui implore de s'échapper. Parce que, peut-être, c'est ainsi qu'elle arrivera à guérir. Et parce que, d'une certaine manière, Somin lui manque.