Une tranquille journée, calme, où les jumelles n'avaient finalement pas besoin de lui. Un congé inattendu mais accueilli à bras ouvert par le jeune homme, lui qui ne détestait pas son boulot, au contraire, mais qui avait tout de même envie d'un peu de silence, du temps pour lui. Lire un livre ou deux, apprendre une nouvelle pièce, profiter des oiseaux qui chantent au travers les branches des arbres de la cour extérieure. Assis lassement sur le canapé, livre à la main, c'est exactement ce qu'il fait; un peu de relaxation bien méritée pour un être à l'esprit tourmenté malgré lui.

Et soudainement, un bruit. Une catastrophe auditive, la force du tonnerre à même l'appartement de quelqu'un, fort probablement sa voisine. Les occasionnels cris de désespoir, lourds bruits suite à la chute d'un objet ou fracas quelconques ne lui étaient pas étrangers, néanmoins un son de cette force? Hors du commun, du jamais vu (ou entendu) même. Abordé d'une soudaine inquiétude, le voilà qu'il saute sur ses pieds, ses pas le guident jusqu'au balcon partagé, là où il pourra peut-être avoir une meilleure vue d'ensemble au travers les fenêtres. Mais voilà, il n'y a rien. Pas l'ombre d'une des trois personnes habitant le grand appartement, pas de déplacements, pas de perturbations.

Les sourcils se froncent, le désorde se forme dans son esprit, lui qui aime un peu trop les scénarios catastrophiques, lui qui pense qu'un désastre aurait pu arriver à l'une des âmes voisines peut-être seule à la maison, sans personne pour appeler les secours. Il continue sa course jusqu'à la porte extérieure, menant au couloir commun, sans rien de plus aux pieds que de simples chaussettes. Et, frénétiquement, il cogne à la porte, espérant que quelqu'un réponde. Sinon... sinon quoi? Il espérera que la porte ne soit pas verrouillée, qu'il ne soit pas trop tard.

Elle n’arrive à rien. Elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle a eu un blanc comme ça. Elle n’est même pas sûre que ça lui soit déjà arrivé, en fait. Elle observe la toile sur son chevalet. Son vide lui rit au visage. Elle grimace, Solbin. Aucune couleur ne l’inspirait. Aucun médium ne lui venait facilement en tête. Elle a essayé, pourtant, de griffonner sur une feuille, sur une serviette de papier du dernier restaurant pour lequel elle a commandé à livrer, sur la boite en carton de son pack de Yakult. Elle a essayé.
C’est vide.
Vide de sens.
Vide de tout.

Les mains emmêlées dans ses cheveux, elle a envie de hurler. Elle a envie de tout envoyer valser. Frustration qui s’intensifie avec les jours. Et peut-être qu’elle devrait. Peut-être que c’est juste ça, la solution : tout envoyer valser. Elle saisit un de ses seaux de peinture, le premier qui lui tombe sous la main et elle l’ouvre rapidement sans faire attention à la couleur. Le sol déjà couvert par des bâches en plastique parce que Solbin a toujours été ce genre d’artiste impulsive qui peint aux pulsations de son coeur, de ses émotions quelles qu’elles soient. Ce genre de peintre qui ne réfléchit pas mais qui laisse tout son corps faire. Presqu’une performance théâtrale à elle seule. Alors depuis, elle est prête pour toutes les projections de peinture que son esprit aurait envie de faire.

Un lancer et la couleur vert pomme recouvre le blanc. Le seau métallique est jeté sur le sol. Sans doute que les voisins du dessous viendraient encore se plaindre mais peu importe. Ils ne comprennent pas que Solbin essaie de vivre, de respirer. Ses toiles, c’est tout ce qu’elle connait. C’est tout ce qu’elle a. Poumons secondaires, moyen de communication, c’est tout ce qu’elle a. Elle se redresse et regarde cette toile à moitié couverte. Ignoble. Elle déteste. La panique dans le corps quand elle saisit un autre seau qu’elle ouvre rapidement. Les mains tremblent et le jet est moins précis que le précédent mais le seau finit au même endroit que le premier. Un pas en arrière pour regarder le résultat et son coeur se tord. Le rouge sang et le vert pomme ne se marient pas vraiment. Elle cherche du regard le pinceau le plus proche. C’est impossible qu’elle laisse cette toile comme ça mais dans cet atelier improvisé qu’est sa chambre, Solbin ne trouve rien. Alors elle utilise ses mains, directement dans le rouge, se fichant bien de tacher ses vêtements.
Elle le fait pour l’amour de l’art.

Des mouvements effrénés dans tous les sens, comme possédée, et le chevalet finit par tomber, résultant en un grand bruit fracassant. La toile avait quitté son support, glissant sur un de ses côtés. Entre les traces des mains de Solbin dans le rouge et maintenant les trainées des deux couleurs, cette toile aurait pu s’appeler “Rage” ou “Meurtre”. Elle grogne, la brune, fatiguée par la tournure des événements. Elle se frotte le front avec une de ses mains, laissant la preuve de ses activités derrière elle. Elle soupire, Sol. Elle ne sait pas. Est-ce que son seul talent l’avait quittée, lui aussi ? N’était-elle réellement qu’une ratée finie ?

Elle sort de sa chambre en trainant les pieds. Elle était contente que ses colocs ne soient pas là et que personne n’ait été dérangé par le bruit dans l’appartement. Elle se dirige dans la cuisine pour se laver les mains. Vu tout le rouge, on aurait pu croire qu’elle avait réellement ôté la vie à quelqu’un. Elle soupire encore une fois. Qu’est-ce qu’elle était censée faire maintenant ? Des semaines qu’elle n’avait rien créé de satisfaisant. Était-ce fini pour de vrai ? Allait-elle devoir rayer ce rêve de sa vie ?

Quelqu’un frappe à la porte et interrompt son fil de pensée. Elle regarde l’horloge dans le salon et se demande qui ça peut bien être, à cette heure-ci. Elle ouvre la porte, une personne qu’elle ne connait se tient derrière. « Vous voulez quoi ? » qu’elle demande sans dire bonjour, un brin agressive. Elle doit avoir l’air d’une personne unstable, Sol, avec ses vêtements tâchés de petites éclaboussures de peinture et surtout de cette tache rouge sang sur son front qui, sans qu'elle ne s'en aperçoive, a commencé à couler entre ses sourcils.

Le tonnerre gronde entre ses deux oreilles, l'orage dans l'esprit et les scénarios qui s'accumulent. La détresse prend place, la peur qu'une catastrophe soit arrivée qui s’empare de lui, quelque chose d'autre pour hanter ses nuits. L'anxiété l'étouffe, les vertiges se mettent de la partie. Et les secondes qui s'écoulent lui semblent être des heures, et il ne sait pas s'il doit essayer d'entrer pour constater la mort de quelqu'un par lui-même, il ne sait pas s'il aurait la force d'appeler les secours.

Soudainement, la porte s'ouvre.

Il reconnait les traits familiers de sa voisine, qu'il voit souvent sans lui avoir pourtant adressé la parole, sans trop savoir si elle sait qu'il habite à côté ou si elle connait son existence. Un lourd soupir de soulagement s'échappe d'entre ses lèvres. Pas de mort sur la conscience, pas de secours à appeler, pas de tragédie avec laquelle vivre parmi les autres qui habitent déjà au creux de son esprit gratuitement. Il entrouvre les lèvres pour exprimer son soulagement vocalement, mais son regard capte quelque chose qui fait revenir cette anxiété au galop.

Les mains qui tremblent, il ne sait pas quoi faire, il ne sait pas s'il doit pointer son front ensanglanté ou simplement hausser le ton. Il panique, Kiyoshi; il a peur qu'elle soit en danger sans même connaître son nom, qu'elle tombe sans vie dans ses bras, se vide de son sang là, dans le corridor. « V... votre front... » Il réussit à sortir quelques misérables mots, péniblement, silencieusement; le doigt qui pointe vers cet horrible coulis rouge entre ces sourcils, les perles aux coins des yeux, l'effroi à l'âme.

Même si elle a été interrompue pendant une petite seconde, son cerveau a repris le dessus. Elle se demande si les efforts de son frère étaient en vain. Elle se demande si elle va finir sa vie à la radio, à annoncer les accidents et ralentissements. Elle se demande, Solbin, à quoi rime cette vie. Un soupire lâché. Elle revient sur Terre, surprise par l’effroi sur le visage de cet inconnu. « Quoi mon front ? » Par réflexe, elle touche l’endroit désigné. Liquide chaud. Couleur sang. Un léger rire presque forcé s’échappe de ses lèvres. Ça aurait pu être marrant comme quiproquo ça, un voisin qui pense qu’elle s’est violemment blessé alors qu’elle va bien.
Elle va bien.
Elle va bien.

Elle ne sait pas ce qui va, Sol. Elle ne sait pas ce qui a jamais été, d’ailleurs. Elle ne sait pas. Des semaines qu’elle est coincée entre toutes ces toiles blanches, miroirs d’un vide intérieur. Elle quitte le pas de la porte, sans rien dire et va se laver les mains et s’essuyer le front. Elle revient, faible sourire sur le visage. « Désolée pour ça. C’est de la peinture. Je suis …»  Le mot peintre coincé dans la gorge. Elle ne sait pas, Solbin, si elle a encore le droit d’utiliser ce mot. Elle ne sait pas si elle a jamais mérité de l’utiliser. Les écoles d’art ne voulaient pas d’elle alors qui le voudrait, dans le fond ?

Elle n’a jamais réellement su où elle allait après le lycée, après les refus annuels de ses écoles qui ne voulaient pas d’elle. Mais aujourd’hui … Aujourd’hui, elle se sent encore plus égarée que d’accoutumée. Elle se sent … Elle ne sait pas. « J’étais occupée sur un projet » qu’elle dit, finalement, évasivement, sans aucune conviction dans la voix.
Même elle, elle n’y croit plus.

« Vous êtes venu pour quelque chose ? »  Elle s’impatiente un peu. Elle hausse les sourcils, pressant son interlocuteur. Elle aimerait retourner ruminer seule. Elle aimerait retourner à broyer du noir. Elle aimerait être rouge de rage. Elle aimerait être verte de jalousie devant ceux qui réussissent. Elle aimerait que sa capacité à se laisser porter par les couleurs lui revienne. Elle aimerait être haute en couleur mais tout ce qui lui vient n’est que le blanc.
Page blanche.

Son visage est teinté d'effroi, ses yeux se remplissent peu à peu de larmes, la terreur qui s'empare de son âme et l'impuissance qui guide son anxiété. Et son doigt tremble en direction de ce rouge qui coule un peu trop vivement sur le front de sa voisine, les cauchemars qui défilent devant son regard, les souvenirs qui reviennent. Et soudainement, cet effroi se transforme en confusion. Elle rit? N'était-ce pas qu'une réaction enracinée dans l'instinct, le rire pour calmer lorsque le cerveau sait que le corps va mal, que le danger est aux portes? Ou est-ce que ce ricanement vient d'ailleurs, sans trop qu'il ne sache où ni pourquoi?

La panique revient au galop, et il ose mettre un pied à l'intérieur, le corps qui s'engouffre dans le cadre de la porte, les mains qui retiennent chaque côté de l'espace donné pour ne pas tomber à la reverse. Il ne comprend pas, Kiyoshi, il ne comprend plus. Il a peur qu'elle tombe, qu'elle se vide de son sang; et elle est partie, et tout ce qu'il entend est le doux son de l'eau qui coule. Il ne sait pas s'il doit hurler au secours, s'il doit simplement attendre, si tout est un malentendu.

Et elle revient, les mains propres, le front dépourvu de ce liquide rouge qui coulait à flot quelques secondes plus tôt.
Et il a honte, Kiyoshi. Honte d'être encore sauté aux conclusions, d'avoir eu si peur pour cette inconnue qui va bien.

Il baisse les yeux et la tête, ramène ses mains ensemble, joue avec ses doigts par nervosité. Il se recule, lui qui était un peu trop creux dans cet appartement qui n'est pas le sien. Il veut se faire petit, mais il prend beaucoup trop de place.

« Peinture..? » Il relève finalement la tête, il ose un nouveau contact. Il se veut curieux, l'enfant en lui qui veut tout savoir, tout voir, tout comprendre qui se propulse en avant-plan. « Est-ce que... » Mais la question reste coincée dans sa gorge. Il a peur d'être trop, ne veut pas s'imposer, mais les étincelles dans ses yeux brillent de mille feux. Et, dans un rare élan de courage, il tâte le terrain. « Je peux voir? Quand c'est terminé, ou m-maintenant ou... » Il trébuche dans ses paroles, maladroit; il regrette de s'être permis cette question, il n'aurait pas dû, il aurait dû retourner chez lui.

Et là, il a honte, une nouvelle fois.

La tête se baisse à nouveau, les yeux rivés vers le sol. « D-désolé. Je voulais juste voir si tout allait bien. » Il n'en dit pas plus pour ne pas s'enliser davantage, pour ne pas qu'elle croit qu'il est fou. Même si elle aurait peut-être raison.

Il est entré et elle se demande, Sol si elle devrait prévenir ses colocs ou son frère. Elle observe, analyse chacun de ses traits et elle remarque maintenant les larmes aux ras de ses cils. Était-ce pour elle ? S’était-il inquiété pour elle, une inconnue ? L’idée lui met un peu du baume au coeur et elle ne peut s’empêcher de penser que c’est probablement une des seules personnes au monde qui s’inquiéterait pour elle alors qu’ils ne se connaissent même pas. Elle ne sait pas si c’est triste ou pas, Solbin. Elle se demande un peu si elle va finir sa vie seule, maintenant que même l’inspiration l’avait quittée.

Ses yeux s’écarquillent légèrement, surprise par cette demande. Elle croise les bras sur sa poitrine et détourne le regard, comme pour se protéger. Il ne le sait pas mais elle ne montre pas ses oeuvres, Sol. Rarement pudique pour un sou mais quand ça touche ses oeuvres, elle … perd toute confiance en elle. La seule personne à avoir posé les yeux sur ses toiles, en dehors de ses professeurs et du jury de l’école qu’elle voulait intégrer, c’est son frère et même devant lui, elle se sentait timide. « Je ne sais pas quand il sera terminé. » Les yeux baissés, le sourire triste sur le visage. Elle ne ment pas. Elle ne sait pas si ça sera fini un jour. Elle n’a pas envie de mentir et de lui dire oui. Elle n’a pas envie de lui faire miroiter l’espoir de voir son travail un jour alors que …
Elle n’a pas envie de lui dire quoi que ça soit par rapport à ça, en fait.

Solbin lui lance un regard. Il a l’air aussi mal à l’aise qu’elle. « Je, euh, je vais bien ? » La réponse sonne comme une interrogation. Elle n’est pas sûre de la réponse et elle n’est pas sûre de savoir où va cette conversation. Elle examine le visage de ce présumé voisin dont elle ne se souvient pas. Elle observe chacun de ses traits : de ses yeux bruns à ses lèvres charnues, en passant par ses pommettes hautes et à son nez droit. Elle hoche la tête sur le côté et puis finalement, elle demande, les sourcils légèrement froncés : « Excusez-moi mais … » Parce que peu importe à quel point elle le regarde, son visage ne lui revient pas. « Vous habitez quel appartement ? » Trois ans qu'elle est dans cet immeuble, Sol, et elle n'est pas sûre de l'avoir déjà vu.

Le corps qui s'éloigne, les pas qui le guident un peu plus près de la porte au lieu de s'enfoncer dans l'appartement comme il l'a fait sans le vouloir. Ses bras qui enveloppent son corps comme s'il tentait tant bien que mal de se faire petit, les doigts qui ne font que s'aventurer à l'extérieur de ce cocon pour se débarrasser du reste des larmes désormais séchées qui persistent au coin de ses yeux.

Au final, il s'en veut un peu, Kiyoshi. Il s'en veut d'avoir oser déranger sa voisine malgré la terreur qui habitait ses entrailles, il s'en veut de prendre autant de place, il s'en veut presque d'exister, et souhaite retraiter au creux de son appartement, le plus loin possible, là où personne ne sait qu'il existe, là où il peut vivre sa vie sans déranger. Et il s'en veut d'avoir demandé s'il pouvait voir ladite toile, remarquant le malaise qu'il semble avoir causé, l'impression d'avoir prononcé un mot de trop. Lui qui, pourtant, n'en prononce souvent pas assez. « Oh... » Une teinte de déception dans sa voix, mais surtout un reste de malaise; cette honte d'avoir osé qui s'agrippe à son âme et qui ne veut pas lâcher prise.

Mais, malgré tout, ses ardeurs se relâchent quelque peu lorsqu'il l'entend annoncer qu'elle va bien, bien que son propre ton manquait d'assurance. L'absence de sang sur son visage ou ses mains, la simple présence vivante de cet être en face de lui qui arrive pour une raison quelconque à souffler un vent de soulagement sur son visage. Et, dans ce silence qui étoufferait presque n'importe qui, ils se contentent de s'observer entre eux. Il a le temps d'observer ses expressions faciales, l'interrogation dans ses yeux, sa tête qui se penche sur le côté, l'angle que prend ses sourcils lorsqu'elle se questionne.

Visiblement, les deux voisins ne connaissent rien d'un et de l'autre, si bien que la jeune femme ne sait même pas que Kiyoshi n'habite qu'à côté. Il se surprend à être étonné, Kiyoshi, même s'il passe l'essentiel de sa vie à ne pas attirer l'attention. Ses propres yeux se font un peu plus ronds qu'à l'habitude, et il pointe le mur d'à côté, timidement. « 379 », qu'il arrive à articuler, désignant cette porte tout juste à côté. Mission accomplie, d'une certaine manière; mais il sait avoir déjà aperçu sa voisine, il sait que Taeil l'a probablement déjà abordé. Il se demande, Kiyoshi, s'il voulait vraiment passer pour un fantôme auprès des habitants de l'endroit.