La première fois, elle se dit que c’est peut-être bien le cas. 
La deuxième fois, un sourcil se lève mais elle laisse passer. 
La troisième fois, elle est sûre du mensonge. 
La quatrième fois, elle débarque. 

Elle avait bien remarqué, Jaehee. Ça faisait des semaines que Yujin n’était plus pareille ; beaucoup moins présentes à leurs sorties de groupe, moins de meme dans ses messages et quand on lui demandait si ça allait, elle répondait qu’elle était fatiguée. Jaehee, c’est pas le genre de personne qui force les autres à se dévoiler quand ils ne le veulent pas. Elle va poser les questions sans passer par des détours mais elle ne force pas, sauf si on parle de potins futiles, alors là, elle ne lâche rien. Sauf qu’elle sait, Jaehee, que ce n’est pas une histoire de petite amourette. Elle ne sait pas de quoi il s’agit mais son instinct à l’impression que c’est bien plus important. Les cours se sont terminés tôt alors elle a filé directement vers les dortoirs de l’université. Elle aurait pu aller frapper à la porte mais la brune en a décidé autrement. Un « descends, j’suis en bas » comme seul message, suivi d’un « si tu viens pas, je passe la nuit devant l’immeuble » quelques secondes après. Yujin n’avait pas besoin de lui raconter tous ses problèmes, toutes ses craintes et ses angoisses mais Jaehee ne la laisserait pas croupir dans sa résidence, ça, c’était sûr. 

Peu de conversation, juste un salut et elle l’avait prise par la main, sans explication. Il y avait-il seulement besoin de quelconque explication ? Jaehee essayait d’être une bonne amie. Était-ce ce dont Yujin avait besoin ? Aucune idée mais Jaehee sera là, peu importe le problème. 
Elle serait là. 

C’est comme ça qu’elles s’étaient retrouvées dans un bar près du campus, à quatre heures de l’après-midi, à boire. Elle a perdu le compte du nombre de verres qu’elle avait bu. Elle ne peut s’empêcher de rire, Jaehee, alors qu’elle raconte cette histoire stupide. « … et puis là, t’sais pas ce qu’il m’a dit ? » Elle se remémore encore la tête de cet inconnu qui lui a dit : « Pourquoi tu me suis tout le temps ? » Éclats de rire, les yeux mi-clos, elle pointe un index chancelant vers sa poitrine. « Moi ?! J’savais même pas qui il était le gars. Non, mais t’y crois ça ? Il s’est pris pour qui ? » Le doigt tombe et la main se pose sur son verre, mélange de bière et de soju. « Moi », qu’elle dit, en se frappant la poitrine de sa main libre. « Moi ! », qu’elle répète plus fort, « Moi, je suis Lee Jaehee ! Lee Jaehee 사장님*, it’s me baby ! » Et juste comme ça, les éclats reprennent de plus belles. 

Ça va, je suis juste fatiguée. Facile comme excuse, crédible même avec cette charge de travail qui peut vraisemblablement accabler un étudiant universitaire, le tout accompagné d'un horaire de travail plus ou moins idéal. N'importe quoi pour éviter de parler du sujet, que ce soit les circonstances ou mon état, les cercles qui noircissent sous mes yeux, le poids que je perds tranquillement, cette énergie m'étant habituelle qui s'évapore soudainement. Cette détresse n'était pas nécessairement nouvelle, mais normalement complètement inconnue du monde autour, facile à camoufler. Un sentiment de ne pas appartenir, de ne pas mériter sa place, l'envie d'abandonner et retourner à Mokpo de peur d'échouer lamentablement et d'être la risée de la famille.

Et puis une bagarre, une prise de tête facilement évitable, la goutte qui a fait déborder le vase déjà trop plein de mes émotions. Un élément déclencheur qui a laissé des séquelles tant physiques que psychologiques, un dénouement imprévu qui donne du fil à retorde à cette balance mentale déjà précaire qui oscille finalement un peu trop du mauvais côté. Et là, masquer la peine et le désespoir se faisait plus difficile, les excuses qui coulent à flot. Et l'excuse facile était déjà au bout de mes doigts lorsque Jaehee m'envoie un message, mon corps ayant à peine traversé le cadre de la porte de ma chambre, vide en l'absence de Maude qui était à un tournoi. Un simple « j'allais faire une sieste j'ai eu une grosse semaine » déjà écrit, le pouce qui flotte par dessus le bouton d'envoi avant qu'un autre message entre. Et, d'un soupir, j'efface les lettres écrites et je ne réponds qu'un simple « j'arrive laisse moi 5 minutes », l'envie de ne pas décevoir qui prend le dessus sur ce désir de m'enfoncer dans mon lit.

Mon coeur fait un saut dès qu'elle attrape ma main sans trop rien dire, les émotions mitigées entre vouloir la suivre jusqu'au bout du monde et m'enfuir loin, de peur de faire du mal à cette personne hors de prix, qui vaut plus que n'importe pierre précieuse. Parce qu'après tout, si j'étais capable de donner un coup à une inconnue, j'étais capable de pire. Une des maintes raisons pourquoi j'évite les foules ou les contacts prolongés avec mes amis. De peur que ce monstre né en moi ne surgisse à nouveau et fasse une nouvelle victime, de peur de tout gâcher.

Les inquiétudes se tiennent loin bien qu'elles guettent tout de même la situation, rassurées par les maints rires de mon amie; des éclats de joie presque contagieux, agravés par l'alcool. Un sourire qu'il ne faut jamais ruiner, qui illumine les coeurs, qui répare n'importe laquelle âme brisée. Quelque chose de chaleureux, confortable, hors d'atteinte. « Non??? » Mon premier verre n'était pas encore tout à fait terminé, à l'opposé complet de Jaehee qui ne contrôlait plus trop son débit. L'alcool ne fait pas— non, ne faisait pas partie de ma vie, mais est trop rapidement devenu un échappatoire, quelque chose qui ne fait qu'empirer les choses. Et cette peur de blesser la personne qui compte le plus à mes yeux dans cette ville est forte, beaucoup trop forte; et j'essaie de contrôler les quantités, effrayée par les possibilités que l'ivresse pourrait apporter.

« C'est dommage que j'ai pas pu rester plus longtemps au Love Key, j'aurais voulu voir ça. » C'est un rire léger mais sincère qui s'échappe alors que Jaehee continue son histoire, la main qui heurte sa poitrine, les paroles de plus en plus ridicules. Ses exclamations me font rire davantage, quelque chose qui fait du bien, quelque chose dont l'âme avait un peu trop besoin.

Heureusement qu'elle existe.

Une fois les rires calmés, je termine mon verre d'une traite, prête pour une deuxième ronde, les arrières pensées temporairement incapable de me forcer à faire preuve de retenue. « Tu crois tu vas le revoir? » Et un nouveau verre se retrouve déjà entre mes mains, un mélange de bière et soju comme celle en face de moi. « Moi ma paire au Love Key, c'était une TiGirls. Pas le même calibre du tout! » Rien de bien choquant ni pour elle, ni pour moi; la leader des TiGirls ayant grandi à mes côtés, elle ayant le leader des Clover comme grand frère. Mais tout de même une bonne histoire à raconter à quiconque veut bien l'entendre.

Parce qu’elle ne sait pas, Jaehee. Elle ne sait pas, ne comprend pas et en même temps, elle ne veut pas forcer. Alors elle a enchaîné les verres d’une manière démesurée, pour détendre l’atmosphère, peut-être. Une bonne intention, sans doute. Geste maladroit, certainement.

Elle s’est lancée dans cette fameuse histoire de Love Key, où son binôme s’est avéré être une bien étrange personne. Moue boudeuse, elle pouffe.
« Pfft, non, je pense vraiment pas le revoir parce que … parce que … parce que je t’ai pas dit le pire ! » qu’elle s’exclame, à moitié debout avant de reposer ses fesses sur le tabouret du comptoir. « Il est tombé sur moi. » Elle fronce les sourcils, Jaehee, encore abassourdie par ce qu’il lui était arrivé alors que l’événement remontait à un mois. « Sur moi ! » qu’elle répète, plus fort. Elle lâche un soupir avant de finir son énième verre avant de le reposer bruyamment. Elle s’affale sur le comptoir, sa tête sur son bras étendu. Elle prend toute la place sans s’en rendre compte. Pas qu'elle ait les capacités à se rendre vraiment compte de quoi que ça soit, là tout de suite. Elle est soudainement incroyablement captivée par le capuchon métallique de la bouteille de soju. Elle tripote la languette métallique comme si c'était l'objet le plus intriguant de la planète. « Heureusement que … » Petit hoquet. « Heureusement que t’étais pas là pour voir le désastre. » Elle finit par dévisser le capuchon pour se verser un autre verre.

« Et toi ? C’était le coup de foutre ? L’amour de ta vie ? Le destin qui a frappé ? » Elle n’y a jamais cru, à tout ça, les niaiseries de l’amour. Elle n’est même pas sûre que ça existe. Ou peut-être qu’elle se refuse juste d’y croire. Elle ne sait pas. Elle s’en fout. Pourtant, quand ça concerne les autres, elle est toujours intéressée. Elle se demande, maintenant, Jaehee, si ça veut dire que Yujin va la lâcher pour trainer avec sa nouvelle copine, si elle allait se faire remplacer. Alors elle se redresse légèrement, la tête soutenue par sa main et les sourcils froncés, encore une fois, sur ses yeux mi-clos. Elle saisit son verre de sa main libre et en boit une gorgée. Soju pur. « Mhm ? » qu’elle insiste en rapprochant son visage.

Les verres se multiplient pour Jaehee, ne s'additionnent seulement pour moi, lentement mais sûrement. Et son ton de voix, ses gestes, son entrain se multiplient avec eux; rendant cette histoire de Love Key plus intéressante qu'elle ne l'est peut-être. Elle est à moitié debout, scandant cette saga, le bar en entier peut sans doute écouter avec moi. Mais c'est ce qui fait son charme.

« Noooon??? Mais non!!! « Elle se rasseoit correctement, mais mon corps reste penché vers l'avant, un peu trop attentive, mes yeux rivés sur son visage, regard qui essaie tant bien que mal de ne pas partir à la dérive et fixer ses lèvres. L'alcool commence déjà à cogner fort, trop fort; mon inexpérience qui me trahit, mon état d'ivresse qui prend déjà le dessus malgré la différence drastique entre nos nombres de consommations.

Mais au final, on s'en fout. Ce qui compte, c'est les émotions du moment. Vives, poignantes, une rare extase qui s'empare de mon âme en entier, dessine des sourires sur mes lèvres, force des rires hors de ma gorge. Une joie qui décide finalement de se prêter au jeu. Mes poings se referment et mes bras se replient, la forme standard du boxeur qui apparait, accompagnant mon sourire espiègle. « Nah si j'étais là... » Quelques petits coups dans le vide, pour faire la démonstration. « Je t'aurais défendu hein, Yuyu à la rescousse! »

À l'unisson, nous terminons nos verres respectifs; et je la suis, mon verre se remplit de soju, sans bière cette fois-ci. Et je ris à nouveau en voyant son attention se porter presque entièrement vers ce bouchon métallique, une attention qui me rend drôlement jalouse. Un objet inanimé, vraiment. Verre aux lèvres, je m'étouffe presque par surprise à l'entente de sa question, comme si elle venait de sortir la phrase la plus ridicule de l'année. « Coup de foudre? Moi? Pfffft » Deux, trois, quatre gorgées. On boit à la vitesse grand V, on devrait ralentir, mais on s'en fout.

Sans rien enlever à Yaejin, bien évidemment, le Love Key n'était au final qu'un jeu. Déjà, la jeune idole est, justement, un peu trop jeune; et puis, il y avait toute la question du statut social. Sans compter le coeur qui sait ce qu'il veut, même si celle-ci est inatteignable. Juste en face, certes; si proche, mais hors de portée. « T'as vu de quoi j'ai l'air? Même si je voyais Yaejinnie comme plus qu'une amie, tu crois vraiment je peux pull une idole? Pffttt » L'estime de soi six pieds sous terre.

Verre de nouveau près des lèvres, je remarque un peu trop tard la nouvelle proximité entre nous deux. Mon coeur fait mille bonds et mes oreilles rougissent malgré elles; alors je bois à nouveau, espérant camoufler le tout. Si elle venait à savoir, tout serait ruiné. « Mmh quoi? C'tout, y'a rien d'autre à dire wesh »

Jaehee plisse les yeux, en se reculant légèrement. « Les idoles, c’est des gens comme toi et moi. » Elle hausse les épaules. « Des gens normaux. » Et elle est bien placée pour savoir. Son propre frère qui se déhanche sur scène devant un nombre incalculable de caméras est toujours son idiot de grand-frère. Pour une personne sous influence, ses paroles ont surprenamment du sens. La seule vague de lumière dans la mer d’alcool. Elle s’est surprise toute seule, Jaehee, à boire autant. Elle a, pourtant une bonne descente, mais il fallait croire que boire sans manger, ça la rend plus faible, comme tout le monde.
Qui l’aurait cru ?

« Des gens avec des sentiments, t’sais, comme tout le monde, en somme. » Un autre haussement d’épaule, signe distinctif de la nonchalance de Lee Jaehee. Si ses yeux n’étaient pas mi-clos et si ses syllabes n’étaient pas susurrées, on aurait presque pu croire que Jaehee était sobre. Presque, si on oublie aussi le volume délirant auquel elle parlait. « Enfin, pas comme moi. Moi, » dit-elle, en frappant sa poitrine pour la deuxième fois. « Moi, moi, j’ai pas pas de sentiments. » Elle secoue doucement la tête, l’équilibre instable alors que son corps penche vers l’avant avant de se redresser soudainement. « Non, non, non. » Son index droit s’agite devant les yeux de son amie. « Moi, » et encore, une fois, le coup de la main sur le coeur. Peu importe ce que la brune a envie de dire, elle y croit avec toutes ses tripes, c’est sûr. « Moi, j’suis une sans coeur, oué. Tout l’monde il l’dit ! » Elle acquiesce à ses propres paroles, les yeux fermés. « Oué, oué, oué. »

Elle rouvre les yeux. Elle plisse les yeux encore une fois parce que tout est devenu flou. Il lui faut une seconde pour qu’elle retrouve sa vision presque nette ou, en tout cas, aussi nette que son état d’ébriété le lui permettait. « Pourquoi t’as les oreilles toutes rouges, hein ? » Elle se redresse d’un coup, comme électrocutée. Elle a parlé pour tout le bar. Clairement, tout le monde sait. « T’as un eu un crush sur Yangjin ?! Avoue ! » Elle rit avant de reprendre une gorgée de son verre vide. Les sourcils froncés. Elle ne se souvient pas l’avoir vidé. « T’sais, on peut tout se dire entre nous. Moi, j’ai pas de sentiments mais si, toi, » l’index est pointé mais il ne se veut pas accusateur. « Si toi, si toi, t’as des sentiments qui débordent, faut en parler, okay ? » Elle parle d’histoires d’amourettes, Jaehee.

Mais elle parle de tout le reste aussi.  

Des gens normaux. Elle a raison, au final, Jaehee; elle voit son frère charmer tout le monde mais au final, ce n'est que son frère. Et moi, c'est Gyuri que je vois, charismatique comme jamais, qui fait crier garçons et filles lorsqu'elle sourit sur scène, elle que j'ai connu alors qu'elle était si jeune, dans la même classe que moi. Ou Yaejin, que je n'ai pas connu avant qu'elle ne soit célèbre, mais qui est tout de même une personne réelle, normale, comme tout le monde. Rien n'empêche que de voir tout ce beau monde-là avoir autant de fans donne un peu l'impression qu'ils sont inatteignables, même pour quelqu'un qui les connait en dehors de leur travail. Et pas juste eux, tous les autres gens « normaux » sans projecteur sur eux qui ont du succès, qui ont quelqu'un pour leur tenir la main, les enlacer la nuit pour les aider à s'endormir, ou juste partager leur vie sans prise de tête.

L'estime de soi est maintenant douze pieds sous terre, au moins.
Jamais ça ne sera moi, cette personne.
Jamais je n'aurai cette chance.

Et elle proclame qu'elle n'a pas de sentiments, une déclaration qu'elle accompagne de gestes tout aussi théatraux que le ton qu'elle emploie. Et ça brise mon coeur, qu'elle se voit de cette manière; il se fracasse en un milliard de morceaux irréparables, comme si cette mince fenêtre qui met à découvert une partie de la tristesse interne de Jaehee m'affecte plus que ma propre détresse. « C'est pas vrai, ça. » Des mots qui sortent un peu tout seul, d'un ton un peu sec par la faute de ma gorge nouée, du surplus d'émotions qui veulent s'échapper. L'envie de sauter dans ses bras, de chanter ses louanges, crier sur tous les toits des poèmes improvisés qui mettent en valeur toutes ses plus belles qualités.

Mais je me tais, et je me contente de boire mon verre plein d'une traite. Pour oublier ce qu'elle ressent, pour oublier ce que je ressens. Et parce qu'elle ne mérite pas ça. Elle mérite mieux que tout ça.

Mieux que moi.

L'alcool frappe un peu fort, soudainement; et je note à peine le massacre du nom de Yaejin, tentant seulement de trouver une excuse pour camoufler mes secrets du mieux que je peux. « Naooon c'est juste l'alcool bro! J'pas de crush sur Jinnie, non non non! L'est ben trop jeune toute façon. » Mission accomplie, du moins je l'espère. Presque pas de mensonges dit, juste un voile sur la vérité, une simple porte de sortie. Et je ris avec elle, et je me sers un nouveau verre pendant qu'elle boit le sien. Un verre de trop, un verre de moins. On s'en fout.

Ce verre plein, c'est à mes lèvres que je le porte, mais il y reste sans que je n'y boive rien, comme figée par les dernières paroles de Jaehee. Mes sentiments, le sujet à éviter, celui qui étouffe. Comment lui dire que mon coeur déborde un peu trop d'amour pour elle? Comment lui dire que la simple vue de mon visage dans le miroir me donne l'impression qu'un monstre a pris ma place? Comment lui dire que chaque nuit, quand Maude dort ou qu'elle n'est pas là, c'est d'épuisement que je m'endors à force d'avoir trop pleuré? Comment lui dire que j'ai tant le goût de tout abandonner, de commettre des actes irréversibles, que j'ai perdu tout espoir que ma vie en vaille la peine?

Comment tout avouer ça, juste comme ça? « J'en veux pas de sentiments, c'est moche. » Mon verre se dépose sur la table, tout comme ma tête, au creux de mon autre bras, les yeux rivés vers le liquide transparent emprisonné dans ce réceptacle entre mes doigts. « Je veux juste dormir et avoir des bonnes notes en chinois, je sais pas. Rendre mes parents fiers, c'tout. »

Est-ce qu'ils sont fiers de moi? Moi, je ne le serais pas.

« Hmm, si tu l’dis » qu’elle se contente de répondre au déni de ce crush. Jaehee saisit maladroitement la bouteille de soju après son amie. Elle vide son contenu et fronce les sourcils quand elle se rend compte que ce n’est pas assez pour un verre complet. Elle lève la main et crie : « Deux autres bouteilles de soju, s’il vous plait ! » comme s’il fallait qu’elle hausse la voix alors qu’elles se trouvaient à côté du bar. Elle boit le fond de son verre d’une traite et fronce encore les sourcils lorsqu’elle entend les paroles de son amie. Jaehee, elle fait pareil, elle pose sa tête sur son bras et elle regarde Yujin à travers son verre. Elle reste comme ça, à regarder son visage déformé. Elle sourit béatement, amusée par cet effet d’optique, malgré que la conversation ait pris une tournure plus sérieuse, bien loin de leurs déboires amoureuses respectives.

Elle ne sait pas, Jaehee, si les sentiments, c’est moche. Elle en a pleins, des émotions, c’est juste qu’elles ne sont jamais amoureuses. Jaehee, elle est déçue quand une de ses collections ne fonctionnent pas aussi bien qu’elle l’aurait cru ; elle est heureuse de voir son frère quand il a du temps à lui consacrer ; elle est ennuyée quand Ma Eum fait mine de pas comprendre ce qu’elle dit ; elle est émue quand Hana vient lui demander des conseils pour sa boutique. Elle a bien des sentiments, Jaehee, mais elle ne le dit jamais. La façade du je-m'en-foutisme toujours présente. 
Parce que c’est plus facile.
Plus facile de ne pas expliquer,
plus facile de ne pas se justifier.

Pourtant, les sentiments, c’est ce qui fait que les choses fonctionnent, c’est ce qui fait qu’elle se fait des amis, les précieux. Comme Yujin. « C’pas t’jours moche ! » qu’elle insiste. Elle fronce les sourcils en relevant la tête vers les serveurs. Elle pointe sa table de manière exagérée pour faire comprendre qu’elle attend encore les bouteilles convoitées. Et puis elle se laisse retomber mollement, la tête sur le bras. Elle cherche le regard mais maintenant, le reflet dans le verre de soju ne l’amuse plus. Elle le pousse un peu plus loin pour libérer son champs de vision. Un petit souffle est lâché et puis, elle pose sa main libre sur la joue de l’autre étudiante. « C’est pas toujours moche » qu’elle répète un peu plus clairement, un peu plus calmement, à un niveau sonore presque décent. « Avec toi, je me sens bien. C’est moche, ça ? » Les yeux clignent lentement avant de se fermer totalement.

La musique ambiante du bar se transforme, le volume augmente et soudainement, c’est une vieille chanson qui passe. Jaehee relève la tête d’un coup. Elle regarde autour d’elle, peu sûre de combien de temps elle a passé à se reposer les yeux. « That’s a bop, though » qu’elle susurre, mal réveillée. Les yeux à moitié fermés, elle se dandine sur sa chaise. « DANCING QUEEEEEEEN, YOUNG AND SWEEEEET, ONLY SEVENTEEEEEEEEN » qu’elle hurle un temps trop tard parce qu’elle ne connait pas vraiment les paroles, les bras levés et les yeux toujours mi-clos. Elle ne sait déjà plus de quoi elles parlaient. « Et nos bouteilles de soju ?! Elles sont où ? »

Le désir de se débarrasser de ces émotions négatives, dégoûtantes; de n'être qu'heureuse pour toujours, sans tracas. Le désir d'être remplie de fierté, de rendre les autres fiers, d'avoir l'impression de servir à quelque chose. Le désir d'arrêter d'être dégoutée à la vue de ma réflexion dans le miroir, de s'aimer soi-même et de comprendre pourquoi les autres m'aiment aussi. Le désir de ne plus avoir ces intrusives pensées qui me chuchotent à l'oreille constamment, chassées d'un hochement de la tête mais qui reviennent au galop, plus fortes encore. Le désir de croire que ça en vaut la peine.

Et cette envie, parfois, d'être capable de sourire sincèrement à la moindre petite chose, comme Jaehee, rayonnante, qui fixe son verre comme si un spectacle d'humour s'y donnait. Ou d'être capable de se foutre, ou du moins faire semblant, d'un peu tout et n'importe quoi; de ne pas avoir l'impression qu'une bombe à retardement s'est armée dans mes entrailles que personne ne sait comment désarmer. Moche, c'est tout. Le seul mot qui peut me venir à l'esprit, le seul que l'alcool veut bien laisser passer, incapable de mettre quelconques paroles concrètes sur ce ramassis de réflexions qui hantent mes pensées. Tout est moche, l'école, ce boulot ingrat, les émotions, l'amour, la haine, moi.

Ou peut-être pas toujours.

C'est ce que Jaehee croit, et j'essaie de tout mon coeur de la croire, de me rattacher à cet espoir et de le partager avec elle. Parce que si elle le dit, peut-être bien qu'elle a raison. Et, tout comme ça, un petit rire réussit à s'échapper d'en moi. Subtil, timide, mais vivant; né à l'aide des gestes exagérés de Jaehee, elle qui alterne entre paroles un peu trop sérieuses pour son état et mouvements difficiles à contrôler. Un rire qui s'éteint aussi rapidement qu'il s'est amené, dès qu'il réalise que sa main s'est déposée sur ma joue. Le souffle coupé, la vue qui s'embrouille, les pensées qui se bousculent.

Mon coeur tente de s'agripper à ces paroles comme une bouée de sauvetage; et ma tête n'a envie que d'hurler, de lui dire de ne dire de telles choses, torturées entre l'impression qu'elle se ment à elle-même et l'envie de la supplier d'arrêter de semer de tels faux espoirs. Mais elle ne sait pas, Jaehee, ce qui se trame dans cet enfer qu'est mon âme. Elle n'a pas besoin de le savoir. Alors je me contente d'hocher la tête lentement, et un seul mot arrive à s'échapper d'entre mes lèvres. « N-non... » Et chaque seconde qui passent où sa main touche mon visage et où elle est là, immobile, les yeux fermés, ne font qu'agiter davantage toutes ces émotions déjà sans dessus dessous.

Finalement, elle s'éloigne d'un coup; et je profite de son inattention pour inspirer profondément, les yeux fermés. Une tentative peut-être vaine de reprendre le contrôle, peu importe ce que cela veut dire, dans notre état actuel. Et, à nouveau, c'est le rire qui revient; cette fois-ci plus fort, réveillé par ce chant un peu maladroit auquel je me serais peut-être jointe si j'avais un verre de plus dans le corps. Peut-être. « Calme toi, Jaejae, on va se faire kick ouuuuut~ » En espérant qu'ils nous amènent ces bouteilles de soju avant que ça arrive. Et c'est à mon tour de gesticuler pour leur arrivée, et le barman s'exécute finalement, visiblement énervé.

Mais, au final... on s'en fout, non?

Et, d'un claquement de doigts, la moitié de la bouteille est déjà dans mon verre, déjà dans mon estomac. « HAVING THE TIME OF YOUR LIIIIIIFE » La bouteille à moitié vide qui sert de micro, les paroles qui sortent un peu maladroitement sans être complètement hors tempo. Une gorgée de soju prise à même la bouteille entre chaque vers chantés, n'ayant plus envie de se servir du verre comme intermédiaire. Juste l'envie de ne plus penser, d'être insouciante, coûte que coûte. Même si on nous jette dehors malgré la jeunesse de la soirée.

Trop éméchée pour prendre en compte son environnement, Jaehee, elle ne voit pas l’expression du barman. Et quand bien même elle l’aurait vu, elle s’en fiche. Elle est juste là pour passer une bonne soirée avec son amie, même si ça veut dire qu’elles se feront jeter du bar à un moment ou à un autre.

Elle a un sourire stupide collé au visage quand Yujin se joint à son karaoké improvisé. Jaehee attrape la deuxième bouteille et l’ouvre pour remplir son propre verre avant que cette bouteille ne devienne à son tour un micro. Elle se met à genoux sur sa chaise pour prendre de la hauteur, pour mieux voir sa foule imaginaire. « OOOOOOOOH ! » Si les oreilles pouvaient saigner lorsque quelqu’un chante faux, probablement que tout le bar aurait perdu l’ouïe à cet instant. « SEE THAT GIIIIIIRL ! » Elle marmonne ensuite quelques mots dans un anglais approximatif et puis elle crie de nouveau  « DANCIIING QUEEEEEEN » parce que ce sont quasiment les seuls mots qu’elle puisse crier sans se tromper. Elle se laisse retomber les fesses sur ses pieds, en agitant les bras de gauche à droite. Elle tend sa main pour saisir son verre mais le taux d’alcoolémie n’aidant probablement pas la conscience spatiale, ses doigts poussent le haut du verre. Et Jaehee le voit le verre tomber vers la table, au ralenti, comme à la télé. Sa seule réaction est de plaquer sa main sur sa bouche, le choc peint sur son visage alors que le soju coule le long de la table jusqu’à ce qu’il atteigne le côté de Yujin.

Jaehee saute de sa chaise d’un bond, enfin en phase avec les événements. « Oh non, Yuyu ! Attends, j’vais cherch— » Pas le temps de finir sa phrase que Jaehee la fière finit au sol. Toute coordination semble l’avoir quittée alors qu’elle gît sur le carrelage froid. Et comme toute personne normale, à la place de se relever, elle se met à rire sans pouvoir s’arrêter. Les éclats de rire se font entendre à travers le bar alors qu’elle se tient les côtes. Elle n’en peut plus, Jaehee, les larmes lui montent aux yeux. « Jaejae à, hahahaha, à la, haha, à la rescousse ! » qu’elle articule à peine entre deux rires.

Yeux fermés, bouteille aux lèvres, les cordes vocales qui s'activent et les poumons qui hurlent. Tout pour chasser cette brume qui envahit l'esprit, essayer de profiter du moment présent sans se laisser couler. Éviter de se perdre soi-même et de se faire engloutir par maints démons, griffes acérées, qui ne cherchent qu'à prendre le dessus. Malgré ce sentiment de n'être qu'une ancre qui fait couler les autres autour, malgré cet effroi de trainer Jaehee avec moi au fond du gouffre, que ce nuage noir ne soit contagieux. Elle ne mérite pas ça.

Elle ne mérite que du bien, Jaehee, d'être heureuse pour toujours, que son éclatant sourire ne s'efface jamais, qu'elle ne soit plus jamais inquiète pour quelqu'un qui n'en vaut pas la peine. Et c'est difficile de s'éloigner de cet affreux état d'esprit pourtant si confortable, si familier. Mais je dois essayer. Pas pour moi, pour elle. Et pour les autres, mais surtout pour cette perle précieuse en face de moi, celle qui perd ses moyens plus les minutes passent. Des moyens que, à vrai dire, je perds aussi; plusieurs secondes durent s'écouler avant que je remarque que ma cuisse soit en train de s'abreuver de soju, réalisation que Jaehee eut accéléré malgré elle en se levant d'un bond, et en tombant.

L'effroi nait dans mon visage, la panique dans mes yeux. « Jaejae! » Et l'alcool qui frappe encore plus fort qui m'empêche de me lever pour l'aider à se relever, ou de bouger pour tenter d'arrêter ce flot d'alcool qui coule. Et l'anxiété qui persiste même si Jaehee se tord de rire au sol, visiblement saine et sauve, sauf peut-être son égo. Et, d'un moment de lucidité, ma tête se tourne en direction du barman, on ne peut plus énervé, qui marmonne qu'il nous jettera dehors au prochain carnage tout en me tendant lassement un chiffon. Timidement, je m'incline en guise d'excuses, et je pose le chiffon là où le pire de la flaque se trouve, espérant au moins stopper la petite cascade.

Mais aucun autre membre ne peut bouger, surtout pas mes jambes. Alors j'essaie simplement d'atteindre Jaehee avec ma main, m'étirant le plus possible sans me lever. « Prend ma main, Jaejae~ » L'autre main qui agrippe le plus fermement possible quelque chose de solide, pour éviter de tomber moi-même à la renverse lorsqu'elle attrapera ma main. Pour éviter que le barman tienne parole et qu'on nous jette à l'extérieur. Pour que la soirée continue encore un peu plus longtemps.