« Shit est-ce que t'as amené la liste? »

Frénétiquement, je cherche dans mes poches, à la recherche de cette liste d'épicerie écrite en français (à la demande de Maude qui tient absolument à ce que je pratique mon français à toutes les occasions possibles). Mais hélàs, mes poches sont vides, hormis mon téléphone, les clés de notre chambre, et mon porte-monnaie. Finalement, je dégage un soupir de soulagement à la vue du bout de papier entre ses doigts. Maude, beaucoup plus fiable que moi, on dirait. « Dude, thank fucking god parce que wow je me serais pas souvenue de ce qui était dessus. » Okay, un stress de moins sur les épaules.

Finalement entrées au E-Mart, j'agrippe un panier pour nos achats malgré ma main pas tout à fait guérie, ignorant la petite douleur qui accompagne le tout. Faire nos courses à l'endroit où je travaille avait ses avantages, notamment la connaissance impeccable de tous les emplacements mais surtout, ce rabais employé qui était TRÈS utilisé et apprécié. Quand on est pauvre, on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a.

« Donc on commence où? » Sans gêne, je m'emparre de la liste que je scrute d'un oeil parfois confus, de haut en bas. Parmis les mots familiers se trouvent d'autres moins connus, dont les lettres me rappellent vaguement quelque chose sans nécessairement en savoir la signification. Maude m'expliquera, s'il le faut. « Les fruits et légoomes, donc? C'est juste là. » Tout en français, bien sûr, avant que ma chère amie ne me dispute.

Elle sorti la liste de son manteau de hockey,

Ben oui je l'ai! répondit-elle en lui tendant.

Elle était écrite en français, pis c'était ben important. Ce soir, Yujin allait pratiquer son français. À défaut d'être en immersion, Maude a eu l'idée d'amener l'immersion chez Yujin. Presque chez elle, en fait c'était à sa job. Elles n'allaient que parler français ici! L'épicerie, c'est une bonne place. C'est important de savoir ce qu'on veut manger dans la vie. Faque la fois que Yujin viendrait au Québec, elle allait être capable de gérer ça, faire une épicerie!

On commence par le début!

Ahaha, une vraie comique elle! Elle tira la langue vers Yuyu. Elle décida qu'elles commenceraient par les fruits et les légumes. Attends, quoi? Légoomes?

Légoomes?! LÉ-GOOMES?! Voyons 'sti

Elle riait. Elle ne riait pas de son amie... Ben, oui, un peu, mais Maude comprenait d'où venait l'erreur. Elle laissa un moment pour, peut-être, que Yujin se corrige elle-même. Elle lui avait dit tellement souvent, la prononciation des U en français. C'est U!! Pas OU! M'semble que c'est pas compliqué, mais ça a ben l'air que oui. Maude ne savait pas trop comment lui expliquer.

U! LégUmes

Le défi aussi c'était de faire l'épicerie pour de vrai et pas tout nommer ce qu'elles voyaient. Il fallait qu'elles s'en tiennent à la liste... Pis peut-être un snack chaque, admettons.

Par le début, qu'elle dit. Elle se trouve très drôle, Maude; et franchement, ce l'était. Mais comme toute meilleure amie qui se respecte, je fais semblant que sa blague était la pire du monde en tirant moi aussi la langue, et en lui donnant une petite pichenotte sur le front. Rien de dramatique, juste des enfantillages d'amies, quelque chose de léger. Ça fait toujours du bien à l'âme, ça. Alors par le début on commence, et je retourne mon attention sur la liste, analysant les premiers items, et je pousse le panier en direction de la section des fruits et légumes

La prononciation des U en français, mon rival, mon talon d'Achilles. Maude le sait, je le sais, tout le monde le sait; ce n'est pas un son naturel pour bien des gens et je fais, bien entendu, partie de cette longue liste. Mais Maude ne manque pas de profiter de chaque occasion où l'erreur est commise pour rire; de l'erreur, principalement, mais aussi de moi, un peu de moqueries mais un peu d'amour. J'arrête le panier soudainement, le regard énervé, les yeux qui se tournent vers le visage crispé de rire de mon amie.

Et finalement, je roule les yeux et je soupire avant de me lancer dans une série de jurons chuchotés à moi-même, un mélange un peu bizarre de coréen, d'anglais et de québécois. Ça aussi, c'est sa faute. Mais là, il faut se calmer.

« Bon. Pommes, oranges, raisins... » Prononciation jamais tout à fait parfaite, mais suffisante pour que Maude n'ait pas de raisons de se moquer. Et on attrape les fruits de la liste dans de petits sacs, et on les dépose dans le panier, peu à peu. « Next, uhm.... »

Mes sourcils se plissent, l'expression incertaine. Melon d'eau? Le problème n'est pas la prononciation, ou même la définition même d'un melon. Le problème, c'est que parmi les melons devant moi, je ne savais pas du tout lequel Maude considérait comme venant de l'eau. Si c'est ça que ça voulait dire, même. Déchirée entre cette détermination de le découvrir de moi-même et la flemme de réfléchir, je me tourne finalement vers elle, moue au visage, le doigt qui pointe l'obscur terme. « What do you mean, melon d'eau? »

Une des activités préférées de Maude, c'était vraiment de taquiner Yujin. Et c'était à l'inverse aussi, clairement. Cette fois, Maude avait définitivement le gros bout du bâton, parce que Yujin était vulnérable dans cette situation.

Maude lui répéta encore le son du U. C'est sûr que c'était très difficile pour son amie. Maude avait des fois envie de la prendre par le menton pis reformer sa mâchoire pour qu'elle soit capable de placer sa langue comme du monde pour faire le U comme U et pas comme OU. Mais bon, ça marche pas d'même.

Yaaah t'inquiète Yuyu, c'est correct!

À voir sa face, elle l'avait mal pris cette fois.

Quelques fruits classiques plus tard, voilà qu'après les pommes, les oranges et les raisins, on arrive au fruit préféré de Maude. Le melon d'eau!! Esti que c'est bon ça. Yujin avait bien réussi à dire les trois premiers fruits, mais c'est la confusion qui règnait dans sa face alors qu'elle pointait le mot "melon d'eau". Maude n'écrivait pas comme un cul alors c'est pas ça qui buguait sa coloc. Elle lui demanda en anglais ce que c'était. Maude ignora ça, et répondit en français.

Ben un melon d'eau. C'est mon fruit préféré! C'est rond et c'est genre gros de même.

Elle mima un melon d'eau avec ses mains, et en gonflant ses joues en bonus.

Impossible de rester énervée envers Maude bien longtemps, en vrai. Même malgré les taquineries et mes réactions, les soupirs et les jurons, sa petite joie de vivre et ses petites paroles d'encouragement ont le don de ramener un sourire presque immédiatement sur mon visage. Alors c'est ce qui se passe, mon énervement se transforme en petit rire. Mission accomplie pour Maude, une nouvelle fois. « Tu gosses! » En espérant que cette fois-ci, je l'avais dit correctement, tant la prononciation que l'expression en soit.

Et on remplit le panier de fruits, pour bien manger, pour notre santé; et un obstacle surgit déjà, à peine l'épicerie commencée. Le melon d'eau, fruit inconnu, l'incapacité de déterminer lequel est le bon par moi-même. Et mes sourcils ne font que se plisser davantage, et mon expression se fait de plus en plus confuse. Son fruit préféré? « Ton fruit préféré? No way, c'est pas... » Mais son imitation me coupe dans mon élan, et c'est un fou rire qui essaie de s'échapper de ma gorge; fou rire que j'arrête en mettant ma main devant ma bouche, mais qui m'étouffe tout de même légèrement. Sacrée Maude.

Un soupir, pour reprendre ses esprits. « Ça? » Et je pointe ledit fruit, toujours aussi confuse. Sans trop rien dire d'autre pour l'instant, j'analyse chacun d'entre eux pour prendre le meilleur, le plus frais, le plus juteux. Rien de pire que de couper un « melon d'eau » et de découvrir que c'est le pire de sa récolte. « Ça s'appelle pas une pastèque? » Aussitôt les paroles dites, aussitôt mon cerveau fait immédiatement une connexion avec l'anglais. Watermelon, melon d'eau. C'est logique, en vrai. Et le gros fruit se retrouve dans le fond du panier, en prenant bien soin de ne pas écraser le reste.

« Y'a pas d'autres fruits sur la liste. Did you want something else before we move on? » L'anglais vient parfois un peu trop facilement quand le cerveau ne sait pas formuler une phrase rapidement. Tant pis, elle me disputera.

Tu gosses, qu'elle lui avait dit.

Moi aussi jt'aime!

En prime, un petit coeur fait de son pouce et de son index, avec un sourire de fille qui gosse, la tête légèrement penchée sur le côté. Elle le savait très bien.

Prochaine étape, le melon d'eau. Yuyu était confuse. Maude savait pas pourquoi. Melon d'eau, watermelon, ça se le disait dans le mot!

Ben oui c'est ça mon fruit préféré! Hey, quand yé ben juteux là pis sucré, c'est THE BEST SHIT pendant l'été.

Du melon d'eau pis une limonade, ça c'était LE BONHEUR. Sur le bord d'une piscine idéalement.

Pis là, Yujin venait de péter sa balloune.

Pasthèque?! Ça c'est non. Ça a pas rapport. C'est les français qui disent ça pis c'est vraiment laid! Melon d'eau c'est parfait, c'est la traduction de watermelon, on peut pas se tromper!!

Elle était presque insultée. Sérieux des fois les mots des français, ils pouvaient ben se les rentrer dans l'trou d'pet. Nianiania pasthèque. Franchement. Melon d'eau for the win! Icitte on dit melon d'eau! Pis c'est ça qu'elle allait apprendre à Yujin parce que #superior, c'est toute!

C'est comme ça qu'elles finissaient dans la section fruits et légumes. Prochaine étape, la boulangerie. Yujin lui demanda en anglais si elle voulait quelque chose d'autre ici avant d'aller dans la prochaine section. Cette fois, Maude ne laissa pas passer cet écart.

Hein? Quoi?

Un sourire en coin peu subtile. En français s'il vous plaît! Tokébak icitte! (Non, mais on peut ben faire semblant le temps d'une épicerie) Maude pensa aussi au plus récent meme québécois avec Marc-Antoine Dequoy, "Gardez-le votre anglais" mais elle ne l'avait pas encore montré à Yujin. Une explication était obligatoire avec celui-là!

Ébahie, je ne peux m'empêcher de fixer Maude, les sourcils levés, la bouche entrouverte, pendant sa tirade concernant le mot pastèque. Un mot pourtant si innocent faisant partie du vocabulaire de base apprit dans mes tous premiers cours de français, une montée de lait à laquelle je ne m'attendais pas. Après, le rapprochement entre melon d'eau et watermelon est logique, oui; mais est-ce qu'on peut vraiment me blâmer? Les langues qui se heurtent dans mon cerveau, les cours enseignés en français plus international, ma meilleure amie qui en parle un dialecte complètement différent. C'est presque étonnant que mes pauvres neurones arrivent à suivre, franchement.

Je secoue la tête pour sortir de ma transe, espérant que la voie soit libre. « T'as perdu la tête ou quoi? » Phrase sortie, instinctivement, en coréen cette fois-ci; et on s'en fout si Maude veut me disputer. Cette aventure pastèque versus melon d'eau valait la peine de laisser à mes neurones le temps de prendre une pause, une entracte pour me remettre de mes émotions.

Et puis, de toute façon, Maude n'est déjà pas contente de mon usage de l'anglais. « Ugh bro come on, j'ai le cerveau qui fond! « Le front sur la barre du panier, la gorge qui émet des sons presque inhumains. Et, ma tête se relève, les traits dans mon visage qui montrent un peu d'énervement. Mais, bien sûr, que de l'amour pour ma chère amie qui ne veut que mon bien, au final. « Donc rien? C'est le tour du... what the fuck is bakery in french... le pain, je sais pas? » Sans trop attendre la réponse, je pousse le panier en direction de la boulangerie, attrapant un sac de bagels au passage.