Game over.

« Ah, come on, Maude arrête de me déconcentrer, sheesh! » Sitôt la partie terminée, sitôt un nouveau jeton glissé dans la machine; ce besoin de reprendre le record de Pac-Man des mains de KAID (le nom que Jiwon utilise à l'arcade) beaucoup plus important que les conneries de Maude pouvait scander dans mes oreilles. Quelques potins, des exclamations de joie face à ses derniers matchs de hockey, beaucoup de plaintes concernant Jiwon; lui qui, non seulement arrache les records de l'arcade cette compétitive personne que je pouvais être, mais que Maude connaît depuis ses années d'école au Québec. Le monde est petit.

Il était facile de mettre la faute sur Maude, même si mes pensées étaient ailleurs et que mon regard s'évadait, quittant l'écran pour se diriger vers l'employée au comptoir à l'avant. Mon cercle social se limite à mes rencontres au sein de l'université, étant arrivée que depuis quelques mois à Séoul; et cette aura que cette jeune femme à l'accueil dégage est intrigante, représente tout ce que je peux rechercher chez une amie.

Et je voudrais tant essayer de faire sa connaissance.
Pourtant, habituellement, c'est si facile.
Alors pourquoi suis-je aussi timide, cette fois?

Et Maude l'a remarqué, bien entendu; et elle me taquine, me donne quelques poussées sur l'épaule mélangées à des mots sans doute québécois que je ne comprend pas trop encore (comme « chochotte »). Et, toujours aussi distraite, je n'arrive pas à battre le record de Jiwon; et ma pile de jetons se vide

Tant pis, ça sera pour la prochaine fois.

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Malgré moi, j'avais remarqué cette tendance de l'employée de s'abreuver de lait aux bananes. L'étiquette de la bouteille s'était gravée dans ma mémoire sans trop que je ne sache pourquoi, et j'avoue ne pas avoir pu résister à en acheter quelques-unes après mon quart de travail. Bouteilles glissées dans son sac à dos, mains dans les poches, le regard perdu; mes pas me mènent vers l'arcade, par habitude peut-être; à la recherche d'un échappatoire dans un endroit familier mais aussi, quelque peu poussée par mon subconscient. Le rituel habituel commence; porte poussée, hochement de tête en guise de salutation, main enfoncée dans le sac à la recherche de mon portefeuille pour acheter les jetons qui me permettront peut-être de finalement reprendre le record.

Mais cette fois-ci, mes doigts effleurent également les bouteilles. Et, d'un soudain élan de courage, j'ose. « Uhh... je travaille au E-Mart et j'ai vu qu'on vendait ça, je me suis dit... » La honte s'empare de moi tout aussi rapidement que cette vague de courage s'est amenée; alors je me contente de déposer une bouteille sur le comptoir, d'attraper mes jetons, de m'incliner en guise de remerciement, et de déguerpir en direction de la machine Pac-Man.

Et soudainement, j'ai la nausée.
Pourquoi j'ai fait ça?

Beep beep.
Pew pew.
Kaboom.

Capharnaüm de bruits en tout genre. La première fois qu’on met les pieds dans la salle, c’est bruyant, peut-être même intimidant pour certains mais c’est bien pour ça qu’elle est là, Minji, pour accueillir et pour expliquer aux gens comment telles ou telles machines fonctionnent. Aujourd’hui, l’arcade, c’est sa deuxième maison. Elle a dû insister pour que Beomgyu la laisse travailler mais c’était impossible pour la gamine de regarder son frère se tuer au travail pendant des heures trop longues alors qu’elle ne faisait rien. Après des montagnes de disputes, des arguments en béton et quelques moues boudeuses, un deal a été passé ; des notes correctes contre un job à temps partiel. Elle avait souri, Minji, trop contente que son frère lui autorise cette petite aide financière, ce n’était pas pour elle qu’elle le faisait, c’était pour lui. Elle avait dix-sept ans quand elle a commencé.
Six ans plus tard, un diplôme en plus, elle était toujours là, toujours le même sourire, toujours la même Minji. La clientèle de l’arcade, par contre, changeait tout le temps.

Elle relève les yeux, Minji, en déposant les jetons sur le comptoir. Visage familier à qui elle sourit mais avant qu’elle n’ait eu le temps de dire quoi que ça soit, il disparait. La bouche s’ouvre mais aucun son n’en sort. C’est vain dans le brouhaha de la salle. « Minji ! » Elle tourne la tête vers un de ses collègues qui l’appelle avant de prendre la petite bouteille en plastique dans ses mains. Elle regarde l’objet comme si elle ne le connaissait pas par coeur, de sa forme en presque losange avec son texte et son opercule vert forêt. Elle se demande comment elle a su, cette cliente l’avait-elle vue au convenience store ? Elle ne peut retenir un léger rire. La bouteille est posée sous le comptoir avec un post-it. “À MINI, pas touche”. « J’arrive ! » qu’elle lance finalement avant de disparaître à son tour dans les toilettes où son collègue l’avait appelée.

À l’arcade, il y a des jours calmes, des jours moins calmes et des jours où quelqu’un vomit dans les toilettes. Au moins, c’était dans les toilettes et pas dans la salle. Trop souvent, c’est Minji qui s’y colle sans trop rechigner. Peut-être qu’ils en profitent trop à l’arcade mais Minji, elle est toujours partante pour aider que ça soit nettoyer les toilettes, échanger des heures ou faire des heures supplémentaires alors même si elle ne travaille que quelques heures par semaine, elle est presque indispensable au bon fonctionnement de la salle. L’inside joke de l’équipe, c’est que c’est elle qui deviendra la proprio.

Quelques minutes plus tard, avec un soupir lasse, Minji retourne à son poste et s’assied derrière le comptoir. Alors que ses mains tâtent l’étagère à la recherche de son portable, elles tombent sur le lait à la banane. Elle sourit une deuxième fois. De sa main libre, elle chope quelques jetons et se dirige vers la machine Pac-Man contre laquelle elle s’appuie. « Hey » qu’elle lance comme si elles se connaissaient déjà. « Merci pour ça. » La bouteille est légèrement secouée et le sourire s’agrandit. Le lait banane, c’est un de ces petits plaisirs de la vie pour Minji. Elle tend sa main vers l’inconnue, la paume vers le haut, pour dévoiler trois jetons. « Cadeau de la maison » qu’elle dit simplement.

Je m'enfonce dans le siège en face de la machine Pac-Man, tentant tant bien que mal de m'y camoufler, espérant que le champ de vision de l'employée soit suffisament pertubé par la présence de l'imposante machine entre nous deux. Et je jette finalement un oeil en direction du comptoir, nerveusement. Elle n'est plus là. Mille et unes questions voguent dans mon esprit: est-ce que je lui ai fait honte? Est-ce qu'elle s'est simplement enfuie? Est-ce qu'elle est partie jeter la bouteille? Et il y a cette envie de juste croire qu'elle n'est sans doute qu'occupée, une pensée rationnelle unique parmi toutes les idées catastrophiques qui se bagarrent dans mon crâne, qui nourrissent cette anxiété qui s'est amenée de la partie sitôt le cadeau offert.

Mais je secoue la tête pour tenter de tout chasser. Son absence a, finalement, un point positif: une distraction de moins entre le record de Jiwon et moi. Alors mes poumons se remplissent d'air, un soupir qui entame cette transformation vers une Yujin qui s'abreuve de compétition; et la partie peut commencer. Le regard sombre, les doigts habiles, Pac-Man qui se déplace habilement dans le niveau en évitant les fantômes et en attrapant les fruits. Les points qui montent lentement mais sûrement, le temps qui passe et les ennemis qui se font de plus en plus rapide.

Game over. New high score!

« Yes! » L'envie de hurler s'empare de moi, mais j'arrive de faire preuve d'une certaine retenue, me contentant de fermer mes poings et de donner un petit coup dans l'air en guise de danse de la victoire. Sourire aux lèvres, j'entre YUYU comme lettres, immortalisant ce nouveau high score que Jiwon n'arrivera pas à battre de sitôt. Et, une fois soumis, je dépose mon dos contre le dossier, les yeux fermés, satisfaite. Now what?

Une voix familière me fait sursauter légèrement, la tête qui se lève et le regard qui se dirige automatiquement vers sa source. L'employée du comptoir était là, lait aux bananes à la main. Et soudainement, l'anxiété revient. « H-hey! » Elle secoue la bouteille, le tout accompagné d'un remerciement; et mon regard se dirige malgré lui en direction de mon sac à mes côtés, grand ouvert; là où deux autres bouteilles s'y retrouve. Est-ce que j'ose? « C'est rien... » Non. Yujin, d'habitude, est capable d'oser. Elle approche les gens, elle offre son aide, elle sourit, elle divertit autrui avec son chaos interne et son énergie sans fin.

Mais cette Yujin-là n'est pas là, aujourd'hui. Et c'est à rien n'y comprendre.

Par réflexe, je me lève de mon siège tout en attrapant les trois jetons que l'employée — non, que Minji, selon son badge, me tend. « Merci, c'est gentil. » Sourire nerveux sur les lèvres, mon regard parcourt l'endroit, sans trop savoir quoi faire de ces jetons, sans compter ceux qu'il me restait. Après tout, la mission du jour était terminée. Et le courage revient finalement au galop. « J'ai terminé sur celle-là, uhm.. est-ce que t'en as une à me recommander? Une machine qui a besoin d'un nouveau high score? »

Le sourire tendu avec les jetons. Elle ne sait toujours pas ce qui a motivé cet acte de gentillesse mais elle est contente, Minji, que quelqu’un ait pensé à elle, même pour quelque chose d’aussi banal qu’une bouteille de lait fruité. Dit comme ça, on dirait que personne ne pense à elle mais ce n’est pas le cas, Minji, elle a des amis, c’est juste que ça la surprend toujours les petites attentions qui sortent de nulle part. C’est plutôt elle, en général, qui a ce genre d’attention pour les autres.

Elle réfléchit, Minji, à quoi répondre à la question de l’inconnue. Elle enlève l’opercule de sa bouteille pour en prendre une gorgée. Elle ne se souvient pas quand a commencé cette obsession pour cette simple boisson mais du plus loin qu’elle s’en souvienne, son père lui en achetait souvent après l’école. Elle s’essuie la bouche d’un passage de son pouce sur ses lèvres. « DDR, peut-être ? » qu’elle dit, « Il y a mon score à battre. » Elle ment, Minji. Elle n’est même pas sur le tableau des meilleurs scores. Deux pieds gauches, voilà ce qu’elle a. Mais elle trouve ça toujours marrant d’y jouer et de regarder les autres y jouer, en particulier si c’est des débutants.

Ses yeux glissent vers ce sac à dos ouvert. « Oh ! » Elle se rapproche, Minji, de ce trésor qui ne lui appartient pas. « Toi aussi, t’aimes les laits banane ? » Le tutoiement facile qui lui vient avec tous les clients de l’arcade sauf lorsqu’ils sont visiblement plus vieux. Elle se redresse et brandit fièrement la bouteille déjà à moitié vide qu’elle tient en main. L’autre main tendue, le sourire toujours présent, elle se présente enfin, comme si ce n’était pas écrit sur son badge. « Kim Minji. Et toi, c’est … » Le regard se tourne vers l’écran. « Yuyu ? »

DDR? Sourcils froncés, je tourne la tête en direction de cette imposante et intimidante machine, l'une des rares que je n'avais pas encore essayées à l'arcade. Yujin, sportive, énergique, un volcan bouillonnant qui avait besoin de frapper dans un sac au club de boxe plusieurs fois par semaine pour dégager le surplus; Yujin, douée presque uniquement en sports à l'école, presque plus en forme que ses frères et ses amis du sexe masculin; Yujin, peur de rien, prête à essayer tout et n'importe quoi, à dépenser son énergie lors de nouvelles aventures s'il le faut. Mais malgré tout ça, la danse est l'une des seules activités physiques que je n'avais jamais osé toucher, par peur de l'embarras peut-être, ou sinon par impression d'être inadéquate. Que peut-être mes aptitudes sont trop tomboys, que j'étais mieux à frapper dans un sac ou courir dans la rue que de laisser aller mon corps sur une piste de danse.

Mais peut-être...?

« Ah ouais, t'as un des records de DDR? » L'étincelle dans les yeux, la compétition qui vient de se réveiller. Un nouveau défi de taille, en attendant que Jiwon revienne ruiner ma série de scores parfaits sur toutes mes machines préférées. Quelque chose sur lequel travailler, un objectif, une raison de revenir. « J'avoue, j'ai jamais essayé, mais j'me tiens en forme, ça devrait pas être trop mal non? » En espérant que ma confiance en moi soit bien placée.

Prête à m'attaquer à cette nouvelle quête, je m'approche de mon sac; une exclamation m'arrête dans mon élan, suivie d'une question. Elle a remarqué. Les autres bouteilles dans le creux de mon sac, grand ouvert, qui dévoile mon secret au grand jour. « Oh... uhm... » Que faire? Mentir, dire que oui, c'est une de mes boissons préférées? Dire la vérité et peut-être tout ruiner? « J'avoue, ça non plus j'ai jamais essayé. Mais ils étaient en rabais, je me suis dit... » Sans trop oser terminer cette phrase, je me contente de serrer sa main tendue, la nervosité qui reprenait de plus belle; victime de cette montagne russe d'émotions un peu épuisantes. « Enchantée! Moi c'est Nam Yujin. Tout le monde m'appelle Yuyu depuis que je suis jeune, et ça s'écrit bien sur le tableau, donc... »

Yap yap yap, non mais calme toi, Yujin, arrête de parler autant. À nouveau, j'hoche la tête frénétiquement pour dégager les pensées désagréables, et je lâche sa main pour finalement l'enfoncer dans mon sac, attrapant les deux dernières bouteilles entre mes doigts; et ma main se redirige vers Minji, l'une des bouteilles pointée en sa direction, l'autre qui se retrouve déjà dans mon autre main, pour ma propre consommation. « Refill? »

Le sourire s’élargit. Elle sent qu’elle a piqué la curiosité de “Yuyu”. L’étudiante en médecine n’a jamais été proche d’avoir un record sur Dance Dance Revolution même si c’est une personne positive qui aime voir les bons côtés de tout, elle est certaine, Minji, qu’elle n’aura jamais un record à ce jeu. Elle n’a, d’ailleurs, jamais compris comment les meilleurs joueurs faisaient. Comment regarder l’écran et savoir où mettre son pied ? La seule fois où elle avait tenté de ne pas regarder ses pieds, elle avait failli glisser de la plateforme. Depuis ce jour, elle alterne maladroitement les regards vers l’écran et ses pieds mal coordonnés. « Ha ! Oui ! Tu veux que j’te montre ? » Le ton triomphant comme si son nom était réellement inscrit sur le tableau des scores alors qu’elle sait, Minji, qu’elle a déjà perdu. Mais bon, elle se dit qu’avec un peu de chance, son adversaire serait encore plus nulle qu’elle. Prêtes pour la compétition la plus grandiose, le mouvement s’enclenche mais Minji s’arrête sur le sac ouvert.

« Attends, quoi ?! » Elle n’en revient pas, Minji. Comment ça, elle n’avait jamais essayé ? Surprise partout sur le visage, de la bouche entrouverte aux points d’interrogation dans les yeux. Kim Minji fait partie de ces gens qui, malgré qu’ils essaient, ne savent pas dissimuler leur sentiment derrière une poker face. Livre ouvert, il n’y a qu’être un peu observateur pour comprendre ce qu’il se trame en elle.

Minji a un régime alimentaire strict, au moins un lait à la banane par jour et ce, depuis … bien trop longtemps. Elle a bien fait comprendre à tout son entourage qu’elle aimait ça. Son frère lui en rapporte toujours après le travail quand il a le temps de passer au magasin après sa dernière course de la journée. Peut-être que l’obsession a été poussée un peu trop loin mais, il y a quelques années, Beomgyu lui avait offert une peluche en forme de banana milk pour son anniversaire. Cette peluche, cette relique de fierté, comme le badge d’une fan véritable, trône sur une des étagères de sa chambre. Détail qu’elle ne dévoilera pas à cette nouvelle rencontre.

Les mains se serrent et le visage se détend en un autre sourire, c’en est presque son expression par défaut, à ce stade. « Hm, je vais déjà finir celui là » qu’elle annonce, en regardant la bouteille encore à moitié pleine. « Mais on peut parier que si je fais plus de points que toi à DDR, tu me donnes le lait. » Elle creuse sa propre tombe, au final, mais même si ses jambes ne sont pas aptes à suivre, ça reste un jeu qu’elle aime. « Cheers ! » Elle trinque sa bouteille sur celle de Yujin. Dans une salle d’arcade et avec du lait à la banane, on aurait dit un goûter d’anniversaire pour des ado pré-pubères alors qu’elle est certaine, Minji, qu’elles ont toutes les deux plus de douze ans.

L'enthousiasme de Minji semble avoir trouvé son égal, à la vue de son sourire; et j'hoche frénétiquement la tête en guise de réponse. « Yeah, go, montre moi ça! » Mais sitôt avons nous commencé à nous diriger vers ladite machine, sitôt nous nous arrêtons dans notre élan. De part sa réaction, on aurait dit que j'avais insulté sa personne, sa famille, sa vache; et, abasourdie, les mots ne venaient plus d'un côté ou de l'autre. « Uhhh... désolée?? » Ma main gauche tient une des bouteilles de lait, qui m'est destinée; et cette main s'agite, comme pour tenter de me « racheter » d'avoir commis un tel affront. « Mais t'inquiètes pas hein, c'est aujourd'hui que ça se passe! »

Ma main droite, elle, tend la dernière bouteille en direction de Minji, même si elle n'a pas terminé celle qu'elle a déjà entamée. Mais elle refuse. « Fair enough, fair enough » C'était un peu hâtif comme geste, après tout. Mais au moins, comme ça, elle savait qu'il y avait une autre bouteille disponible, si le besoin y était, ou l'envie. Mais la voilà qui mise ladite bouteille, sans trop savoir dans quoi elle s'embarque. Et les étincelles dans mes yeux brûlent de plus belle, revigorée par cet esprit de compétition qui m'alimente depuis ma tendre enfance, une conséquence directe d'être la plus jeune parmis deux autres garçons. « Dit adieu au lait, alors! » La confiance en soi au sommet, pour une fois; l'âme qui brûle de mille feux, prête à tout.

Et je trinque à mon tour, hochant la tête en même temps, goûtant finalement à cet élusif lait aux bananes. Mes sourcils se lèvent, et une expression satisfaite se dessine sur mes lèvres. Pas mauvais; pas le meilleur, mais très acceptable. Mais la bouteille se referme presque aussitôt, par précaution: ce nouvel objectif, ce défi lancé étant bien plus important à mes yeux que ce liquide qui pouvait attendre après la partie. « J'ai le droit à une petite partie de pratique en premier, pour apprendre? » Tant pis si elle dit non, ça ne rendra que le défi plus intéressant. « Tu peux choisir la chanson, j'les connais pas, après tout. » Et mon regard se dirige vers l'écran, espionnant les mouvements de Minji en espérant qu'elle ne prenne pas la chanson la plus difficile volontairement.

« Tut-tut-tut. » Elle secoue sa tête de droite à gauche en même temps que l’index s’agite. « Non, non, non » qu’elle continue d’un air faussement grave. « On joue pas comme des faibles ici. » Il faut qu’elle prenne tous les avantages qu’elle peut prendre parce que le ton sûr que Yujin emploie la met en doute sur ses capacités. Pas qu’elle y tienne réellement, à gagner le prix parié. Juste un petit peu d’honneur en jeu, rien de trop gros, en somme.

Après une autre gorgée de lait, elle se dirige vers l’énorme machine qu’est Dance Dance Revolution. Depuis qu’elle bosse à l’arcade, ça a toujours été le jeu qui l’intimidait le plus, jusqu’à ce qu’elle l’essaie et qu’elle se rende compte à quel point c’était drôle. Pouvoir sauter dans tous les sens même en tapant les flèches au sol trop tôt ou trop tard, en ayant aucun combo et en finissant avec une lettre comme C ou D, c’est libérateur. DDR, c’est devenu sa machine préférée après les journées trop rudes ou pendant les longues session d’examen. Six ans plus tard, après un nombre incalculable de parties, Minji, elle craint un peu moins qu’au premier jour.

Par chance, la machine est libre. Elle jette un regard dans la salle, après tout elle est censée travailler. Le boss est plutôt sympa et laisse les employés jouer si la salle n’est pas trop remplie. Aujourd’hui, il n’y a qu’une petite poignée de personnes alors elle s’autorise une partie. Minji, elle a tendance à suivre les règles. Pas toujours à la lettre mais elle est bien loin d’être une rebelle. Tous les gênes de rébellion avaient du être donné à son frère, elle n’en a presque pas, elle.

Minji scanne sa carte d’employée sur la machine et se positionne sur la plateforme de gauche. « Vu que c’est ta première fois, je vais être sympa et je vais choisir une chanson facile. » Ha. Comme si ce n’était que pour Yujin qu’elle faisait ça. Elle tape du pied sur la flèche de gauche pour trouver une chanson qui convienne. « On peut faire Cutie Chaser en light mode, si tu veux ? » Elle se tourne vers son adversaire pour avoir son avis. Au moins, elle connait la chanson et en light mode, ça se trouve, elle arrivera à gagner le lait.

L'expression sur le visage de Minji, le ton de voix qu'elle emploie; normalement, la simple mention du mot « faible » aurait fait naître en moi une énième flammèche, un mélange entre de l'offusquement et de cette hargne compétitive qui m'alimente. Mais aujourd'hui? Grâce aux circonstances, ce n'est qu'un rire qui s'échappe, un rire sincère, de l'amusement juvénile, rien de moins. Minji aura dicté le ton de cette compétition très tôt. « Woahhh okay, sheeesh! » Les sourcils levés, les mains qui en font de même, et le coeur hilare.

Mes yeux scrutent cette intimidante machine, profitant des uniques secondes à ma disposition pour au moins m'habituer au fonctionnement, l'emplacement des flèches, tout ce qui est visible sans avoir sélectionné une chanson. L'esprit de compétition est exaltant, une source de sérotonine presque immédiate même malgré la défaite. Le besoin presque viscéral de se comparer avec quelqu'un d'autre, et le prouver concrètement; déterminer un vainqueur à l'amiable, s'enivrer de cette camaraderie qui nait grâce à un simple serrement de main. La compétition, un outil à n'utiliser qu'au moment opportun. Mais est-ce que celui-ci l'était? Est-ce que j'ai, aujourd'hui, les yeux plus gros que la panse?

Suis-je à la hauteur de ce défi?

L'assurance de Minji sème le doute dans mon esprit. Mais Yujin est une personne fidèle à sa parole. Et ces doutes ne sont pas suffisants pour que je me permette de reculer sans avoir l'impression d'être, comme Minji l'a si bien dit plus tôt, faible. « Ouais, pourquoi pas? » Elle nomme une chanson dont le titre m'est inconnu, et la mention light mode ne sonne aucune cloche entre mes oreilles. Elle dit avoir choisi une chanson facile pour être sympa, même si elle n'avait pas besoin de me laisser une chance.

Et, habituellement, j'aurais été offusquée par ses paroles.
Offusquée d'avoir l'impression d'être prise à la légère.
Mais, tout ce qui se dessine sur mon visage, c'est un sourire.

Alors, je prends place à droite, imitant Minji. « Go, alors! » Et la partie commence, et les flèches défilent doucement sur l'écran. Mais mes premiers pas sont maladroits; le muscle memory n'y est pas, les pieds se trompent d'endroit où appuyer, mes yeux lisent mal les directions. Et les échecs s'accumulent, un à un. Jusqu'à ce que mes muscles reprennent le dessus, que mes pieds connaissent finalement l'emplacement des flèches, que mon corps suive le rythme de la chanson. Une danse qui me rappelle la boxe, l'importance du positionnement; le tout, sans avoir à se soucier des coups provenant de la personne en face.

L'écran en face de moi affiche finalement B+, et ma tête se tourne vers Minji, à la recherche de son propre résultat. Selon la lettre, selon les scores affichés, la grande gagnante, c'était moi. Mais, étrangement, cette victoire n'est pas aussi satisfaisante qu'elle aurait dû l'être. N'était-elle pas l'une des détentrices d'un des records de cette machine? Est-ce qu'elle a perdu volontairement, pour être sympa, ou pour m'accorder cette partie de pratique sans l'admettre? Je secoue la tête, tentant de chasser ces inquiétudes. « Moi qui croyait en avoir arraché au début de la chanson, finalement j'ai fait mieux que je croyais! » Et si c'était réellement une partie de pratique camouflée? Je lutte contre cette envie de lui demander si elle m'avait laissé une chance, même si les paroles brûlent mes lèvres. « Tu veux une revanche? Soit ici ou uhm... la machine Initial D là-bas? »

Une autre machine, parce que le doute reste semé dans mon esprit. Sans trop savoir exactement sa source, ni pourquoi.

Lorsque la chanson démarre, Minji se met à sauter dans tous les sens avec une précision un peu aléatoire. Elle n’a pas passé assez de temps à jouer à Dance Dance Revolution pour que chaque pas lui vienne de mémoire. Et au fond, elle s’en fiche un peu, elle ne peut s’empêcher de sourire et de lâcher des petits cris aigus en tentant, tant bien que mal, de suivre la cadence du jeu. Les yeux cloués sur sa partie de l’écran, les pas ne se coordonnent pas toujours à ce qu’elle voudrait qu’ils fassent.

Un gros B s’affiche et elle tourne la tête vers la droite pour voir le score de Yujin. Elle applaudit lentement en faisant une révérence, le sourire jusqu’aux oreilles. « Ha, la chance des débutants, ça » qu’elle s’exclame peu sérieusement. Elle sait qu’elle devrait avouer son mensonge peu crédible. « La prochaine fois, ça ne se passera pas comme ça ! » Le ton est convaincu et pourtant, elle sait Minji. Avant ce job, elle n’avait jamais été une gameuse et aujourd’hui, elle ne se considère toujours pas comme telle. Minji, c’est une infirmière amateure, une étudiante presque modèle, une amie loyale, une bonne oreille à qui se confier. Une bonne gameuse qui fait des records ? Absolument pas.

Elle sort son portable de la poche arrière de son pantalon pour regarder l’heure. Elle finit le travail dans deux heures mais la salle est toujours calme et puis, elle se sent d’humeur jouette alors elle continue ses petits mensonges innocents. « Initial D ? » Elle pose dramatiquement son index sur son menton, faisant mine de réfléchir. « Faut que je te dise que mon frère est taximan. Les voitures, ça me connait. » Elle raconte vraiment n’importe quoi, Minji, elle n’a même pas le permis. Peut-être le sucre de son lait banane qui lui monte au cerveau. « J’ai un meilleur score là aussi. » Après elle n’a jamais dit à Yujin comment elle encodait son nom sur les machines. Elle pourrait être lequel des noms affichés sur l’écran. « T’es sûre de vouloir tenter ? » Elle arque un sourcil, amusée. Ça faisait un moment qu’elle n’avait pas joué comme ça dans la salle. À force de venir tous les jours ou presque, elle ne jouait quasiment plus, elle se contentait de rester derrière le comptoir, son portable en main, et de ne bouger que pour nettoyer les toilettes, débloquer une machine ou aider une âme perdue.

Elle récupère sa bouteille qu’elle avait posée près de la plateforme et finit ce qu’il en restait. « Ramène-toi avant que tu te dégonfles. » Elle ne sait pas d’où lui vient cette aisance à parler aussi facilement à cette fille qu’elle à qui elle s’était présentée seulement quelques minutes auparavant. C’est juste naturel avec Yujin, comme si elles se connaissaient depuis longtemps déjà.