Thiên Duyên n’aimait pas spécialement ce quartier. Il avait l’impression que tout y était trop carré ou rectangulaire. Des habits complets copiés-collés sur tous les hommes, les mêmes coupes de cheveux trop bien arrangés, les mêmes expressions… absentes. Le monde semble rigide et vide, de ce côté de Séoul. Ça manque de couleurs, ça manque d’expressivité, ça manque de… Le Vietnamien frissonne, dégoûté en voyant une personne qu’il présume être un pauvre assistant pleurer en courant avec des cafés dans les mains. Il a sûrement son patron qui lui crie dans les écouteurs. Pourquoi les gens choisissent-ils ce mode de vie ? Il n’a jamais compris et ne le fera sûrement jamais. Certaines mauvaises langues lui diraient de retourner dans son pays s’il est pour les juger. Se basant sur ses traits différents, ignorant qu’il a grandi ici et que le choc n’est donc pas dû à la culture. Thiên Duyên n’en était plus à cette critique près, ayant appris à se créer une dure carapace afin de mieux se protéger. Peut-être aurait-il pu prendre un prénom coréen, cela aurait possiblement faciliter sa vie. Ses parents y avaient d’ailleurs pensé, mais ils n’avaient pas voulu effacer ses origines et plutôt respecter celles-ci. Le fait qu’ils soient aussi ouverts était une bénédiction et une malédiction à la fois… Tout dépendait des jours et des gens sur lesquels il tombait.

Aujourd’hui encore, il détonnait dans son jean bleu clair et son haut rose. Ses cheveux étaient bien coiffés, bien sûr, mais le vent arrivait à les déplacer naturellement. Il ne sortait clairement pas du même moule que tous ces gens qui marchaient avec un balai dans le… Pourtant, la drag queen n’était pas perdue pour autant. Si le Vietnamien se trouvait ici, c’était parce qu’il avait eu un rendez-vous avec son agent et que son bureau s’y trouvait. Thiên Duyên venait de décrocher le contrat pour une nouvelle campagne publicitaire pour une compagnie de cosmétiques émergente. Il se sentait plutôt fier, faisant un magnifique doigt d’honneur imaginaire à tous ces cons qui revenaient hanter ses pensées, depuis que son chemin avait croisé celui de…

Jin Woo ?
ENCORE ?!
C’est quoi cette malchance impossible qui s’amuse à le tourmenter et à l’énerver ?

Le jeune homme roula les yeux, l’agacement se faisant plus qu’évident sur ses traits. Il n’avait pas à aller le saluer et comptait l’ignorer, planifiant jusqu’à traverser de l’autre côté de la rue, dès qu’il le pourrait. Heureusement, il y avait quelques personnes pour les séparer et le traître ne semblait pas l’avoir remarqué. Thiên Duyên mit ses mains dans ses poches, se retenant de ne pas faire des gestes irrespectueux qui auraient choqué tous les gens autour. Pourquoi parmi ces clones, il n’y en avait pas un mignon qui aurait pu retenir son attention.. ? La vie ne voulait vraiment pas l’aider. Alors qu’il s’arrêtait… comme tout le monde, il remarqua que le fantôme… continuait ? Personne ne faisait rien pour l’empêcher de se tuer. Les voitures ne ralentissaient aucunement. Le Vietnamien maudit l’imbécile dans sa tête, alors qu’il bouscula les gens pour s’élancer dans la rue, lui aussi. Contrairement à son aîné, lui courait et avait (stupidement) conscience de ce qu’il faisait. S’il mourait maintenant, il ajouterait ça à la raison d’en vouloir à l’idiot ! Thiên Duyên refusait que ses derniers instants se passent… en serrant Jin Woo contre lui.

C’était du gaspillage de fin de vie.

Mais les voilà, sains et saufs, étendus sur le trottoir opposé. Le coeur battant, le souffle trop court, les bras encore crispés autour du traître. Il réalise que la vie a décidé de ne pas tenter sa chance et de ne pas chercher les ennuis avec lui : ils sont encore en vie. Le Vietnamien relâcha immédiatement son aîné et chassa les mains tendues pour l’aider à se relever. Il allait bien. Il voulait de l’espace, de l’air ! Il se redressa, restant assis puisque la tête lui tournait suite à ce geste trop rapide et cette adrénaline montée en flèche.

-« NAM JIN WOO ! Tu veux me dire pourquoi tu me fais faire ça ???!!! » lança-t-il, complètement aveuglé par la panique toujours présente. « Je sais que t’es con ! Mais ! Tu es papa ! Tu ne peux pas penser qu’à toi comme ça ! » le réprimanda-t-il en hochant vivement la tête.

Si on lui demandait, il ne l’avait pas sauvé parce qu’il avait peut-être un coeur et qu’il était peut-être humain… mais bien parce qu’il savait ce que c’était de grandir avec un seul parent… brisé par l’absence de l’autre.

Qu’est-ce qu’il foutait ? Pourquoi n’avait-il pas fait comme tout le monde : rester immobile et simplement observer la vie d’un idiot prendre fin ? Thiên Duyên n’était pas reconnu pour son héroïsme ! Ça clashait quand-même avec son image de connasse endurcie. S’il lui arrivait quelque chose, qu’arriverait-il à sa femme ? Ses parents en profiteraient pour lui dire que maintenant qu’elle est veuve, elle pourrait épouser leur imbécile riche de service ? Est-ce que cette personne prendrait bien soin de Yoo Kyung ? Les divinités seules savent combien de temps le jeune homme a pu passer à son chevet, apprenant tous les soins et traitements dont elle peut avoir besoin. Il répétait toujours qu’il voulait que ça reste entre eux, ne tenant pas à ce qu’on le prenne pour l’infirmier de service. Mais voilà qu’il allait carrément se jeter à la rue pour sauver un fantôme, qui plus est ! Vraiment, il allait devoir fouiller dans ses économies et se payer une thérapie. Quelque chose ne tournait pas rond dans sa tête. Le coeur battant, il réalisait à peine ce qu’il venait de faire. Les voitures qui avaient ralenti ou s’étaient arrêtées (au dernier instant) avaient déjà repris leurs courses, comme si de rien n’était. Le corps endolori par le choc causé par l’amortissage qui n’était pas digne d’un cascadeur professionnel (ça surprend qui ? Il sait faire des death drop, pas des life drops !), le Vietnamien était encore sous le choc lui-même.

En vie. Heureusement, parce que là-haut ou là-dessous (qui sait où il ira ?), on l’aurait entendu râler jusqu’à la fin des temps s’il était mort à cet instant ! Il s’était redressé en moins de deux. Il apprécie généralement avoir un homme dans ses bras, oui, mais il préfère quand il n’a aucun sentiment pour eux ! Ou s’il les déteste, ça passe… mais pour une autre activité. Jin Woo ? Nah. Ça n’arriverait jamais comme ça, alors il n’avait rien à faire là ! Qu’est-ce qui lui avait pris aussi de faire ça, à lui, le papa !?

-« Pardon. »

C’était la première chose qu’il disait ??? Si on demandait à Thiên Duyên, il serait prêt à parier toutes ses économies que ça avait été son premier mot à vie aussi. Probablement celui qu’il avait le plus souvent prononcé, pour la seconde catégorie des paris.

-« Je n’ai pas fait attention. »

Le Vietnamien serra la mâchoire et se mordit la langue pour ne rien dire. Pendant un instant, il se demanda s’il ne préférait pas quand il lui disait sa connerie de « Je SaIs QuE çA nE cHaNgErA rIeN ».

-« C’est le PIRE endroit pour ne pas faire attention, espèce de babouin bercé trop près du mur et qui, après, s’est perdu ! » répliqua-t-il, ne pouvant retenir les mots colorés de sortir de sa bouche afin d’exprimer les restes de panique qui l’habitait encore.

Le jeune homme passa ses mains sur ses manches, observant l’état de ces dernières. De base, son haut étant blanc et pastel… Les rues de Séoul étaient sales et dégueulasses. Ce n’était pas un mariage qui s’agençait bien. Il grimaça, dégoûté de voir que son haut était fichu au niveau du coude gauche. Heureusement que c’était un truc qu’il avait piqué à son pote Shi… AAAAAAH ! SHI HYUN ALLAIT LE TUER ! Merci le karma de lui rappeler que faire des bonnes actions, ce n’est pas toujours payant !

-« Ça va ? »

Pris entre l’énervement, la panique, la sensation d’avoir frôlé la mort et la culpabilité pour le haut de son ami, toutes sortes de choses tournoyaient en lui. Mettre des mots précis sur les lambeaux et nuances d’autres émotions était compliqué. Comment il allait ? Depuis maintenant ou depuis que Jin Woo avait réveillé les horreurs du passé en lui ?

-« Tu ne t’es pas fait mal ? »

-« Je me suis cassé un ongle… » marmonna-t-il, découragé, en remarquant ce nouveau dommage.

Sa belle manucure ! Enfin… “belle”... Il devait aller la changer dans la semaine, la repousse commençant à se faire remarquer. C’était pratique pour le boulot que de toujours avoir les ongles prêts, ça lui faisait sauter une étape.

-« Je vais me faire tuer… parce que ce n’était pas à moi. » ajouta-t-il en montrant son coude, blasé du peu de sang qui tachait le tissu blanc et de toute la saleté Séoulienne qui accompagnait le rouge.

Thiên Duyên le jaugea du regard, Jin Woo avait l’air en un morceau. Il ne voyait pas d’égratignures, en regardant rapidement. Le Vietnamien semblait avoir pris le plus gros du choc, mais il pouvait se tromper. Lui-même n’avait que l’éraflure légère au coude et cet ongle manquant à l’appel. Il allait survivre… si son autre ami avait oublié l’existence de son chandail et ne le lui demandait jamais.

-« À quoi tu pensais, hein ? On n’est pas en bons termes ! Et tu t’arranges pour que je te sauve quand-même ! J’ai l’air de quoi après ? » demanda-t-il en soupirant et hochant la tête, découragé par la situation.

Il ne le disait pas, préférant faire sa drama queen, mais quelque part… il était soulagé que l’imbécile semble aller bien.

Le garçon était-il vraiment autant une plaie qu’il aimait le prétendre ? Ou n’était-ce pas simplement une barricade de plus qu’il mettait entre lui et le monde, se montrant insupportable afin de décourager la majorité et ainsi être laissé tranquille ? Si on lui demandait, il disait d’abandonner la psycho de magazine et TikTok avec lui, il est un être bien plus complexe que ça ! Manière facile de réfuter des vérités qui sont pourtant simples… Il râlait tout le temps, se plaignait de tout (mais surtout de rien), gardant ses airs de princesses névrosées parce que ça l’arrangeait bien. Au fond, il n’est pas si difficile que ça… Ni aussi sans coeur qu’il essayait de le prétendre. Ne venait-il pas de le prouver en sauvant Jin Woo, même si leur relation restait négative, à ses yeux ? Thiên Duyên avait cessé de l’appeler « son ami » depuis longtemps déjà et il aurait tendance à affirmer ne pas le connaître, si on le lui demandait. Pour la simple raison qu’il n’aurait nullement envie d’expliquer le lien (à présent détruit), qui les unissait… à une autre époque. Physiquement, le Vietnamien pouvait affirmer aller “bien”. Son coude élancé et son coeur pulsait dans son doigt. Les joies des manucures en acrylique… ça tient jusqu’à la mort. Non seulement le faux ongle s’était cassé, un bout de son ongle naturel l’avait aussi quitté, suivant le mensonge qui y était collé à la vie, à la mort.

-« Désolé. Je paierais le pressing s’il le faut, ou en rachèterais un… »

Thiên Duyên avait envie de lui répondre qu’il avait intérêt, oui ! C’était tout de même de sa faute ! Cependant, il serait obligé d’avoir un autre contact avec Jin Woo s’il acceptait. Même s’ils décidaient de passer par son amie, la nounou, afin de ne pas se voir, le Coréen resterait dans ses préoccupations, le temps que cette histoire ne soit réglée.

-« Non, c’est bon… Je vais assumer mes responsabilités… » marmonna-t-il, ennuyé par le poids de celles-ci.

Lui, tout ce qu’il voulait, c’était passer à autres choses et retourner à sa vie tranquille. Il avait déjà son lot de soucis sans avoir besoin que ceux du passé ne s’amusent à revenir le hanter.

-« Merci. »

Le jeune homme préféra éviter son regard. Il ne regrettait pas de ne pas l’avoir empêché de se faire renverser… mais il se retrouvait tout de même embarrassée par la longueur que prenait cette situation et combien Jin Woo agissait… comme si rien n’avait changé. C’était perturbant. C’était lui qui avait dit ne plus vouloir être son ami et était parti, alors pourquoi agissait-il ainsi ?

-« Il faudrait te soigner. Il doit bien avoir une pharmacie pas loin.»

La drag queen se leva aussi, grimaçant en accrochant son doigt qui saignait aussi à présent. Il passa son autre main sur son pantalon, essayant d’en enlever la possible saleté et poussière, avant de venir serrer son doigt à l’ongle cassé, mettant de la pression sur la blessure à la con.

-« Pourquoi tu agis comme ça ? On n’est plus amis. Je peux m’occuper de moi-même. Tu peux retourner tranquille à ta vie. » dit-il, préférant ne pas tomber dans un jeu qui serait trop douloureux pour lui. « Ça me perturbe si t’es gentil avec moi… et que tu agis… comme avant… alors que justement… ce n’est pas le cas. » ajouta-t-il, se montrant plus honnête (et vulnérable) qu’il ne l’aurait voulu.

Thiên Duyên aurait-il dû faire comme s’il ne l’avait pas vu ? Au fond de lui, il savait qu’il avait bien fait. Même si la situation dans laquelle il se retrouvait encore le mettait incroyablement mal à l’aise. Même s’il avait envie de s’en aller, de se soustraire à tout ça, d’aller se terrer dans son lit et d’y oublier ce qui le faisait tant souffrir. C’était con ce pantalon sale, cet accident avec son haut et cet ongle cassé qui saignait comme s’il voulait voler la vedette avec son hémorragie très externe. Drag queen qui donne dans le mélodrame jusqu’au bout des doigts, apparemment ! Il avait refusé que Jin Woo ne fasse quoique ce soit pour son haut (que ce soit le pressing ou le remplacer), souhaitant éviter d’avoir encore à se torturer l’esprit à son sujet.

-« J’y tiens. »

Évidemment qu’il y tenait ! C’était son truc apparemment, toujours retenir le Vietnamien, le garder proche… mais pas trop quand-même. Il fallait que seule son ombre puisse frôler le cadrage. On ne voulait pas le voir dans l’image parfaite, il allait y faire tache ! Mais on voulait le savoir présent. Les autres n’avaient pas à le savoir. Qu’en diraient-ils ?! Qu’en penseraient-ils !? Non, on ne pouvait pas se permettre d’être associé à ce genre de vile créature ! La drag queen préféra tourner la tête, refusant en silence. Il n’avait même pas la force de s’obstiner encore. Il préférait laisser le sujet mourir. Ils allaient se séparer comme ça, puis, une fois chez lui, Jin Woo réaliserait qu’il n’avait aucun moyen de contacter sa victime préférée. Thiên Duyên achèterait un autre haut pour remplacer celui-ci et tout ne serait qu’un mauvais souvenir.

Le voir faire mine de s’inquiéter pour ses blessures (superficielles, même si elles jouaient les actrices pompeuses avec le sang et les douleurs criardes) énerva le jeune homme. Pourquoi faisait-il comme s’il se souciait de lui ? N’avait-il pas mis au clair que ce n’était pas le cas, il y a bien longtemps déjà ? Alors, d’où lui venait cette poussée d’affection ?!

-« Tu resteras toujours mon ami. »

Attendez. QUOI ?! On dit toujours que les drag queens vivent dans la désillusion… mais Jin Woo n’en était-il pas le président, finalement ? Ils n’avaient clairement pas la même définition de ce mot. Quoiqu’il était vrai que le Coréen avait cette fâcheuse habitude de dire des choses… vides.

-« Mais c’est ma faute, parce que je ne peux pas aller contre mon père. »

Voilà. Ils étaient (encore) une fois de retour à ce tendre âge où les émotions sont à fleur de peau, où l’on apprend à peine à se gérer et où l’on essaie de faire un sens quelconque du monde dans lequel on évolue. Thiên Duyên pensait qu’ils avaient vieilli, mais apparemment, le changement n’avait été que physique.

-« J’aimerais mais je ne peux pas. Seulement, c’est plus fort que moi de m’inquiéter pour toi…Je suis désolé si ça te perturbe, ou te blesse, ce n’était pas mon intention. Je détournerai le regard la prochaine fois, si c’est ce que tu préfères. »


-« On n’est pas amis, Jin Woo. » le corrigea-t-il sur un ton absent.

Même s’il le pensait, les mots n’étaient pas plus faciles à prononcer pour autant.

-« Les amis… ça s’entraide, ça se soutient, c’est là l’un pour l’autre. On l’était peut-être avant. Quand tout le monde pensait que j’étais “normal”... mais ça fait longtemps qu’on ne l’est plus. Parce que je suis comme je suis. Ça ne sert à rien de se mentir. » expliqua-t-il, mimant les guillemets sur le mot qui l’agaçait le plus.

Il s’était retenu de ne pas grimacer, son doigt ensanglanté n’étant franchement pas mignon à voir. Il recommença immédiatement à mettre de la pression dessus.

-« Si tous tes amis sont comme moi… tu devrais sérieusement penser à revoir quelque chose. » ajouta-t-il, se disant que sa vie devait être bien triste.

Thiên Duyên ne comprenait pas trop pourquoi le Coréen s’entêtait à rester dans le déni. Sa conscience n’était-elle pas tranquille depuis qu’il s’était excusé ? Certes, le plus jeune n’avait pas cru à un traître mot… mais il se doutait que cela soit vraiment important. S’il se sentait mal de l’avoir abandonné à un moment si crucial de sa vie, le Vietnamien avait envie de dire qu’il n’était pas le premier à l’avoir fait. Ses parents biologiques l’avaient rejeté après l’avoir amené de force dans ce monde pourri. Sa mère adoptive lui avait menti et avait disparu après lui avoir promis de revenir, lui arrachant son petit frère en même temps… C’est qu’il était facile à abandonner ce petit con.