Le bruit des perles d’eau qui viennent se poser bruyamment contre les vitres du bus me fait baisser en tension. L’endroit clos rassure malgré les inconnus qui partagent ce même trajet avec nous. Pourtant, je m’y sens bien et je pourrais rester jusqu’au terminus, à espérer d’un endroit qui inspire des pensées romanesques. Le temps, n’est pas aux rêves. Cette heure est à la réalité, celle où j’ai embarqué un innocent dans une course-poursuite. Lui, qui n’avait pas croisé ma route depuis tant d'années, peut-être s’il avait eu le choix, aurait-il pris un autre chemin pour m’éviter…

Et c’est avec une mine intriguée que mon attention se détache de mes pensées. Et un rire plutôt discret vient casser cette image naïve que je me suis donnée. Perche tendue, je l’attrape sans la casser. “Tu préfères peut-être venir les manger chez moi ?” La taquinerie est la méchanceté des bons.

L’innocence et l’humour seraient peut-être les joyaux du charme de Ma Eum. Sa fragilité perceptible invoque une attache instinctive et un sentiment de protection pour quiconque possède un cœur encore battant et saignant. Lorsque mes yeux se confondent avec les siens, il me rappelle des songes, d’un garçon lui ressemblant...


...Celui que j’aurais pu devenir si certains morceaux de mon histoire n’auraient fait qu’un, à ne former qu’un vase qui serait le réceptacle d’un beau bouquet de fleurs. Quatre belles roses avec leurs qualités et leurs défauts dont qu’autres fleurs rejoindraient cette composition florale. Des amitiés, des séparations, mais certainement pas des morts prématurées.
Dommage, mais ce garçon restera une fiction de rêves chamboulant ma réalité.

Alors que je me perds dans un espace-temps avec cette étoile qui est tombée sur mon chemin, l’idée de connaître la suite raviva l’inquiétude oubliée. Cherchant une réponse comme mon voisin de siège en regardant un peu partout, je ne semble pas plus informé que lui. “À vrai dire… j’en sais rien du tout.” Une commissure des lèvres pincée, je suis un peu embêté. Il est préférable de ne pas trop s’éterniser dans ce bus. “On sort à la prochaine.” J’essaye de lire le plan des arrêts, situé en hauteur pour essayer de comprendre où l’on va mettre les pieds.

Le véhicule ralentit et calme son moteur, signe pour nous de le quitter. “Viens.” De ma voix calme presque angélique, douce, mais d’un timbre plutôt grave, je lui informe de sortir avec moi à cette station. Les portes se ferment à nouveau derrière nous, cette fois-ci le cœur plus serein. Arrivant dans un endroit qui m’est inconnu, je regarde éventuellement si un magasin aux alentours peut nous fournir de quoi manger et plus précisément, des ramens. Les soucis dans le ventre et plus dans la tête, j’entraîne Ma Eum dans un petit restaurant tenu par des personnes âgées dont le visage est marqué par un long temps écoulé. À peine entré, je frotte mes pieds à l’entrée pour éviter de saccager le sol carrelé. “Deux ramens s’il vous plaît !” Dis-je à voix haute à la grand-mère derrière son comptoir. Sans attendre de consignes particulières, je m’installe à une table pour deux.

Le visage se pare d'une moue amusée, sourcils haussés, tandis que ses pupilles examinent l'expression faciale du jeune homme à ses côtés. La plaisanterie au bord des lèvres, une perche qu'il a su saisir à deux mains. Et le côté enfantin de l'invité ressurgit sans tarder.

- Je ne refuse jamais une invitation à manger.

Il n'y a rien de tendancieux dans sa réplique, rien de plus qu'une vérité innocente entre des mots insouciants. ô grand jamais il n'irait chez les gens pour ce genre de chose, ce n'est pas un partisan de la luxure. à ses oreilles, seul le mot "ramen" résonne telle une prière pour conjurer un sort. Ils se confondent dans un regard accrocheur, contemplant leur reflet dans les yeux de l'autre. Le coin de ses lèvres s'étirent dans une nouvelle ébauche de douceur, invitant son ami à se détendre pour le reste du trajet.

Un trajet vers l'inconnu.

Ni l'un, ni l'autre ne sait où se rend ce bus. Ils ignorent où ces gens s'en vont, où ils comptent s'arrêter. Tous les chemins mènent à Rome, faut-il encore trouver sa route dans la pénombre et ne pas emprunter un sentier sauvage. Ji Soo propose de sortir à la prochaine, seule option pour ne pas s'enfoncer dans les dédales de la circulation Séoulienne. Le brun acquiesce, à peine plus effrayé que paumé. Il se plaît à ne suivre aucun plan, aucune route tracée.

Le bus ralentit sa course, s'arrêtant sur un bout de trottoir que les deux enfants perdus rejoignent. Pieds au sol, Ma Eum frotte ses mains entre elles en soufflant dessus, à la recherche d'un brin de chaleur. Il porte ses iris d'un point à l'autre, ne reconnaissant pas vraiment cet endroit. Séoul est grande, même en étant un môme de la capitale depuis son premier souffle. Collé aux baskets de son cadet, il le suit à l'intérieur de l'enseigne en saluant poliment les personnes présentes. Un sourire, une œillade à une table voisine.

- C'est plutôt sympa ici.

Un petit commentaire pour alimenter un début de conversation, les yeux toujours en mouvement. Il observe un bol fumant, un sourire sur un visage, un geste par-ci, une parole par-là. Sa jambe bouge sous la table, tel un tic incorrigible. Les bras croisés sur la table, il est à moitié assis sur sa chaise, comme en lévitation ou prêt à repartir à la moindre menace, au plus petit ordre.

- Tu sais que les ramens sont une recette de cuisine japonaise héritée de la cuisine chinoise et adaptée au goût des habitants de l'archipel nippon. Le mot ramen est emprunté par le japonais de son nom original chinois en mandarin. Dans sa forme traditionnelle, il s'agit d'une soupe de nouilles, à base de bouillon agrémenté de nombreuses variantes d'ingrédients animaux, végétaux et aromates. Importé de Chine à la fin du XIXᵉ siècle, il est à ce jour considéré comme faisant partie des plats emblématiques de la gastronomie japonaise.

C'est ce qui est écrit sur Wikipédia et tout ce qu'il a retenu de ce plat emblématique.

Deux voyageurs errants dans une rue inconnue de Séoul, pourtant les deux oiseaux de nuit sont des perles de la ville. La peur ne me pétrifie pas, la curiosité me fait avancer d’un pas et l’engouement face à la situation pousse des ailes à mon dos épuisé de porter sa croix. 
Le mystère et l'inattendu de cette soirée nous ont fait découvrir ce restaurant, coincé entre misère sociale et convivialité. 
Les apparences insignifiantes à mes yeux d’explorateurs, je prends place à une table et Ma Eum rejoint la danse. 
Le premier commentaire nécessite un simple regard, vérification de l’état du garçon. Commentaire qui me fait regarder la décoration de la salle. Un goût d’une autre génération, celle que j’écoute tous les jours dans mon baladeur. Les années quatre-vingt respirent toujours entre ces murs vieillissants. L’esprit ancien est sympa, pas très accueillant, mais il ne vous dépouille pas.

Dans l’attente, la bouche de Ma Eum se détend, juste pour s’ouvrir, mais l’anxiété se lit sur le visage de ce dernier. Dialogue interminable qui me garde silencieux, mon regard ne se détache pas de ses lèvres actives. Et quand vient la fin, un silence presque appréciable se fait ressentir. “Intéressant.” Moins bavard que l’ami, je suis un peu époustouflé par la mémoire de celui-ci. Mais, je n’ai pas trop à rougir en ce qui concerne la capacité mémorielle. À l’école, je retenais facilement. Par contre, le plus difficile était de susciter l’intérêt pour que je puisse mémoriser. Je suis intéressé par ce qui fait frétiller ma curiosité. Lorsque j’arnaquais les personnes, je n’avais aucun mal à retenir leurs adresses, leurs numéros de téléphones et les choses de leur vie en général pour pouvoir mieux les embrouiller et les faire dépenser. Aujourd’hui, mon cerveau essaye de fonctionner pour le bien, c’est-à-dire les études et le bénévolat. Un gros changement qui, j’espère, saura perdurer. 

Cinq minutes à peine après notre arrivée, un vieux monsieur vient nous prendre la commande. Je demande un bol de ramen avec un coca-cola et Ma Eum passe aussi la sienne. Et lorsqu’on se retrouve à nouveau en tête-à-tête, j’en profite pour connaître un peu le garçon d’aujourd’hui en face de moi. Depuis le lycée, il a forcément changé. “Qu’est-ce que tu deviens ?” Une question très générale, qui laisse place à toutes réponses. Il est libre de me dire la vérité ou de me mentir.

La courbe de ses lèvres se déforme légèrement sous une esquisse de gêne. Ses badigoinces ont bougées plus vite que la chanson s'est propagée dans sa psyché, rendant l'instant plus embarrassant qu'intéressant. Et le garçon rougit, se pince les lèvres. Son regard posé sur son comparse se détourne lamentablement vers les autres tables, les âmes qui errent entre le comptoir et les cuisines. Ce n'était pas dans son intention de déballer une page internet, ni de raconter une histoire à coucher dehors. Ma Eum est comme ça, bavard dans les moments où le silence est plus appréciable qu'une ribambelle de mots. Ce sont souvent des choses qu'il a lues ici et là, dans un bouquin, sur l'écran de son portable. Des choses qu'il a aperçues à la télé ou sur son ordinateur, par hasard ou en cherchant plus précisément.

Un vieux monsieur ne tarde pas à se pencher sur leur table, prenant note de leur commande. Le brun opte pour un bol de ramen et de l'eau, plate comme à son accoutumance. Seul à seul une nouvelle fois, Jisoo profite du temps d'attente et de cette rencontre faite au hasard, pour se délecter d'un brin de causette.

Qu'est-ce qu'il devient ?
Lui-même s'interroge.

- Pas grand chose ? Je me cherche encore un nouveau boulot, après les dix mille que j'ai déjà quitté par le passé.

Sa réponse sonne comme une plaisanterie, une vanne qu'il est le seul à comprendre. Ma Eum hausse les épaules, ce n'est pas difficile d'admettre qu'il est un cancre quand il s'agit de travail et de place à tenir dans cette société.

- Et toi, alors ?

Tout comme il l'a fait pour lui, cette question est d'ordre général. Il ne vise pas un moment particulier de sa vie, ni rien qui puisse être dérangeant ou dans le mal-être. Jisoo n'est pas obligé de répondre non plus, ce n'est pas le chômeur qui va s'en offusquer et vouloir lui tirer les vers du nez. Chacun est libre de dire ce qu'il a envie de dire, ou bien de se taire s'il préfère.