Ce monde avait si peu d'importance.

La pensée intrusive lui vrille le cerveau, tandis qu'il se réveille en panique, la tempe appuyée contre la surface froide de cette vitre sale. Le coeur battant, il peine à savoir où il est. Des rangées de sièges, des silhouettes qui errent par-ci par-là. Et lui, sans but, assis en travers sur une banquette. Il relève le menton, cherchant un point de repère dans cet espace sombre, éclairé par des néons. Un nom. Un arrêt. L'enfant ne sait plus pourquoi il est là, ni où il comptait se rendre.

Perdu. Il se sent perdu.
Pourquoi a-t-il voulu prendre une trame?

Le visage pâle, il se décolle de la paroi et se lève, traînant sa carcasse vers la sortie. Ses pieds tombent sur le bitume, les membres endoloris par la position inconfortable. Ses os craquent, tandis qu'il foule le sol de la gare routière. Les idées ne sont toujours pas clair, mais il avance tel un zombie dans un brouillard. L'encéphale en perdition, dans une chute libre vers l'infini. Ses pas le traînent, ses jambes le tirent inlassablement vers l'avant.

Une volée de marche, un escalier qui paraît sans fin. Il grimpe, pas à pas. Et plus il prend de la hauteur, plus il a l'impression que son coeur bat fort. Un son qui résonne dans sa tête, qui explose quand il se retrouve au milieu de la foule. Un sentiment de panique, une sensation de tomber d'un gouffre vers une mort certaine. Sa respiration s'accélère, saccadée, éreintée. Une boule se forme dans sa gorge, incapable de crier à l'aide.

Pourquoi?
Pour qui?
Il est incapable de réclamer une bouée de secours dans cet océan qui l'englouti.

Et il court. Il court à en perdre haleine, bousculant les corps, s'attirant des plaintes. Il veut fuir, se mettre à l'abri. Oublier tout ce qui le rend aussi fragile, aussi sensible. C'est à peine s'il regarde où il va, se perdant sans grande surprise dans ce quartier qu'il ne reconnaît pas. Le monde laisse place à la froideur d'un lieu sans âme, une ruelle qui se tire et s'étire. Un premier sanglot ébranle son corps fétiche, s'appuyant contre un mur au coeur de l'étroite ruelle. Le brun se laisse glisser au sol, ramenant ses genoux contre son torse et il les entoure de ses bras, se plongeant dans une bulle. Les larmes coulent, à flot, emportant tout sur leur passage. Les cernes se creusent, entre fatigue et tristesse profonde. Il dépérit, noyé dans cette marée basse qui monte de plus en plus, jusqu'à le coincer.

A l'orée de la forêt @Song Attis

---

De l'ancienne vie à la nouvelle, cinq années pour les séparer. Corps sensuel et élancé, grâce fragile difficile à cacher. La danse avait toujours été une partie de lui. Un outil, un plaisir. Studio ouvert depuis quelques mois et premiers étudiants passionnés. Hope d'une voix peu assurée essayait d'ordonner. Sans brusquer. Douceur et tendresse, voilà ce qu'il était. Trop cassé, fragilisé, pour venir frapper aux fissures des autres. Un dernier cours donné, ses élèves accompagnés à la sortie. Du bruit dans la rue, des passants mécontents. Un gamin, coursé par une ombre invisible. Le voir s'engouffrer dans une rue et douter. Silencieux, observant, attendant.

Quelques minutes de battement, avant de rentrer, prendre une veste chaude et repartir. Un tour de clef dans la porte du studio, quelques pas vers ce corridor à l'air libre, trop long, trop sombre. Esquivant les passants, les enfants, n'écoutant que sa propre pensée. Aller l'aider. S'approchant doucement, d'un pas lent, mesuré. S'accroupir et passer la veste sur ses épaules, remonter la capuche pour cacher son visage plongé dans ses bras. Les sanglots ne mentaient pas. Laisser tomber son postérieur sur le pavé froid et appuyer sa tête contre le mur aux briques douloureuses.

- Heureusement, il ne pleut pas.

Les températures n'étaient pas si mauvaises. Temps clément, comme à l'écoute de l'enfant. Jambes relevées, un bras sur ses genoux, l'autre main venant glisser sur la tête encapuchonnée. Voix douce et emplit de bonnes volonté, il se met à fredonner. Berceuse en seul souvenir d'une mère trop peu présente. Notes fébriles d'un passé loin d'être oublié, de ces femmes l'ayant tant adoré. Présence délicate et ne se voulant pas envahissant auprès d'un gamin perdu. Des paroles tendres, un chant bas pour ne pas le déranger. Une chaleur qu'il veut partager et une place au creux de son bras s'il la veut. Caressant le vêtement, attendant simplement. Patient, Hope ne se veut pas contraignant.

Pleurer libère le coeur, mais fatigue le corps et l'esprit. Une fois épuisé, il voudra sans doute se reposer. Un endroit chaud, il avait. Une boisson réconfortante aussi. Une étreinte, il lui offrirait. Lui non plus n'avait rien, mais on lui a tant offert. A lui de rendre chance et espoir obtenu. A lui d'être présent pour la détresse qu'il pouvait voir. Effleurer un désir, essayer de l'obtenir, parvenir à s'épanouir. Tant de choses qui paraissent parfois inatteignables..  

La mort dans l'âme. Le corps tremble sous les émotions qui le submerge, tel une vague déferlante qui s'écrase sur des récifs. Le temps est gris dans son monde, nuageux et pluvieux, à marcher dans un brouillard épais. Et il se perd, dans ce paysage d'outre-tombe. Les membres endoloris, la tête lourde, l'esprit écorché. Recroquevillé sur lui-même, comme pour se croire à l'abri d'un danger imminent, quand il ne s'agit que de lui-même et du monstre à l'intérieur de soi. Il grelotte, l'enfant, il a froid malgré la couche de vêtement. Un froid qui souffle dans son coeur, qui le glace de l'intérieur. C'est à peine s'il entend les pas s'approcher ou s'arrêter, ne percevant ni la présence de l'inconnu, ni la veste qu'il dépose sur son dos. Camouflé dans ce cocon de tissu, l'encéphale en vrac.

La voix le percute brutalement, le tirant de son état second. Le menton se relève, légèrement, lentement. Le coeur s'affole, la peur laissant une trace dans ses pupilles écarquillées. Il se croyait seul, assez seul pour craquer et laisser échapper ce surplus d'émotion. Seulement, après constatation, la présence nouvelle n'est pas menaçante. Le fredonnement l'apaise, il calme la crainte qui l'a saisi et le ramène doucement à lui. Les larmes redoublent, elles glissent par centaine sur son visage qu'il ramène contre ses genoux pliés.

Et le temps se fige, l'espace d'un instant.
Où le bambin dépose sa peine sur le bitume de cette ruelle.

Il renifle, sentant l'eau se tarir dans son corps. Quelques gouttes salés persistent, creusant un sillon sur ses joues et gonflant ses yeux fatigués. Un poids qui s'amoindrit, un peu, juste pour un temps. Le garçon relève son visage, ravagé par un état d'esprit chamboulé et une pluie qui n'a cessé de tomber. Une petite voix s'élève, peu audible et brisée.

- Qui êtes-vous?

Ses iris éteintes se posent sur le faciès de l'inconnu. Il est épuisé, du haut de ses quinze ans, il est déjà à bout de force et de volonté. Une larme fuit de temps à autre, sous la perte de contrôle. Néanmoins, il garde sa caboche relevée, chassant les intruses d'un battement de cil las.

A l'orée de la forêt @Song Attis

---

La pluie n'était pas de la partie, heureusement. Sa voix semble affoler le garçon dans un premier temps, avant qu'il ne se calme en voyant que Hope ne lui voulait pas de mal. Caressant sa tête à travers la capuche et lui esquissant un doux sourire. Soutien presque silencieux dans ses pleurs. Regardant la tête se baisser. Entendant les sanglots. Imaginant les larmes. Fredonnant une berceuse aussi douce que tendre. Seul souvenir agréable d'un passé dont il aimerait tant oublier.

Le temps semble s'arrêter. Patient. Dans l'attente que l'enfant se calme. S'exténue. Et puis sa voix, un peu cassée par les pleurs. Son regard un peu éteint. Les doigts de Hope viennent chasser les dernières larmes fuyants encore ses yeux. Tendresse dans ses gestes, dans ses yeux, dans sa voix. L'attirant un peu plus près de lui pour une tendre étreinte.

- Je m'appelle Hope. Et toi ?

Nul besoin de se regarder dans le blanc des yeux pour échanger quelques mots. Bien qu'il soit un parfait inconnu, jamais il ne songerait au moindre mal à faire au gamin. Pourtant, son étreinte n'est pas trop pressante. Juste ce qu'il faut pour lui faire comprendre qu'il pouvait s'en défaire quand il le veut.

- Veux tu me dire pourquoi tu pleures ?

Un murmure. Sa voix caressante et douce, ayant arrêté le fredonnement, mais prêt à le reprendre si c'était plus apaisant pour le jeune homme. Pas de passage dans cette ruelle. Des voix bien plus loin. Des pas qui résonnent à plusieurs mètres de là. Rien d'alarmant et il fera attention que cela ne le devienne pas.

Le corps se crispe sous l’étreinte étrangère de cette personne inconnue. Le gosse perdu ne sait plus trop à quoi ressemble la tendresse et les mots doux, la caresse d’une mère après un cauchemar effrayant ou le sourire d’un père prenant le temps pour son enfant. Le vide au creux de sa poitrine est tel un trou noir aspirant toute la gaieté de son monde, le rendant froid et désert. L’impuissance tractant son cœur vers les bas-fonds de sa détresse, pour mieux se noyer dans cet océan de larmes et de tristesse. Il n’est plus très sûr du chemin à suivre, des voix à écouter, ni des mots à employer. Son encéphale est lobotomisé, réduit en purée et incapable de traiter autant d’information à la seconde. Et dans ce chaos, il parvient à poser une seule question, dont l’intérêt se dirige aussitôt vers cet homme inconnu au bataillon.

Qui est-il ? Attis se pose la question lui-même, à ne plus savoir qui il est. ‟ Attis. „ Son prénom est délivré d’une voix tremblante et épuisée. Il murmure, de ce son étouffé contre la carcasse de cet espoir inespéré. Sa conscience n’est plus qu’un ramassis d’émotions incompréhensibles, un mélange confus où les mots s’emmêlent pour ne former qu’une masse sombre et noire, telle une substance novice. Une marre de pétrole dans une mer autre fois azurée, aux reflets d’un soleil levant sur un horizon chatoyant. De ce spectacle, il n’en reste qu’un ciel couvert de nuages gris et de tonnerres grondants comme les foudres d’un dieu mécontent.

Pourquoi pleure-t-il ? Quel chagrin l’accable autant pour ne ressembler qu’à un petit animal effrayé et recroquevillé dans une ruelle sale ? Le gamin n’est pas encore prêt à parler, fragilisé par le froid rongeant son organisme. Le silence tombe comme une chape de plomb, rendant chaque bruit plus assourdissant que le précédent. Il n’est pas prêt, frigorifié, anéanti, paumé. Loin de ses repères, sur une mer agitée. Dans un mouvement imperceptible, le jeune homme bouge sa tête de gauche à droite, incapable d’émettre une réponse juste à cette question tranchante. Il a besoin de plus de temps et de confiance, de ne plus trembler de toute son âme et de reprendre contenance.