« Et là, tu vois l'image? » La tête cachée derrière la télévision, les bras occupés à essayer mille et unes combinaisons de branchements possibles, essayant de faire fonctionner le vieux GameCube poussiéreux, fraîchement sorti d'une boîte oubliée dans le fond d'une armoire. Une activité comme une autre pour deux amis qui se connaissent depuis si longtemps que l'imaginaire est nécessaire pour trouver quelconque activité qu'ils n'ont jamais partagé, comme si leur vie nécessaitait davantage de rebondissement. Comme si le statut quo, de simples soirées à se nourrir de kimchi jjigae, s'abreuver d'un soda ou deux et à se divertir d'un film n'était pas suffisant. Mais le plus jeune avait une idée, l'envie de faire découvrir à son meilleur ami l'un des passe-temps qui l'eut aidé à passer au travers des difficiles étapes de l'adolescence. De vieux appareils de seconde main qu'il a toujours conservé, qu'il a apprit à réparer, à nettoyer.

Envahit d'un mélange de découragement et d'inquiétude, il sort sa tête de sa cachette et constate l'absence d'image sur l'écran par lui-même. Et l'inquiétude s'estompe lorsque ses yeux se déposent sur la console, éteinte. Les yeux se roulent loin derrière alors qu'il appuie sur le bouton, sourire aux lèvres. « Hyung... » Et l'image s'affiche, la console maintenant en marche, les personnages de Mario sur leur kart défilant à l'écran. Satisfait, le plus jeune s'asseoit en face de son propre repas, déjà en train de refroidir, et engloutit quelques bouchées de kimchi jjigae avant que son estomac ne crie famine.

« Celui-là, on est deux sur le même kart. Donc je peux conduire et toi tu peux lancer les objets. » Sauf s'ils changent de place en plein milieu de la course, bien entendu. Mais ça, ce sera un problème pour plus tard. La faim satisfaite pour l'instant, il se lève et part vers la cuisine, l'ambition dans les pensées. « T'as soif? » Une question qu'il laisse échapper avant d'être trop loin, l'envie de hausser la voix inexistante. Il sort une canette de Fanta du réfrigérateur pour son propre usage en attendant que son ami lui signale ce qu'il veut, et inspecte le cuiseur de riz qui sonne la fin de la cuisson au même moment. On a jamais trop de riz, et le plus jeune préfère être prêt plutôt qu'affamé.

Assis en tailleur sur le canapé, recroquevillé sur son bol à avaler à grande bouchée son kimchi jjigae, les yeux fixés sur l’écran noir du téléviseur. Il secoue la tête comme si son ami pouvait le voir, juste le temps de faire un peu de place dans sa bouche pour bouger la langue. « Ça dit toujours aucun signal. » À peine avalé qu’il enfourne une autre bouchée. Il attend patiemment que quelque chose se passe, pas vraiment sur de ce qui est vraiment en train de réellement se passer. Après autant d’année à se connaître, on pourrait croire qu’ils avaient tout fait, et pourtant, le plus jeune venait de sortir une étrange boîte cubique et essayait maintenant de la brancher. Les jeux vidéo ne sont vraiment pas son point fort, il n’a même jamais posé la main sur une manette, il a bien réussi à dégoter quelques consoles en rabais ou de seconde main pour son frère, mais jamais l’idée d’en jouer lui-même ne lui a traversé l’esprit.

La tête de son meilleur ami apparaît de derrière le téléviseur, déviant son attention à lui. Les yeux ronds d’incompréhension, il ne fait qu’observer, la simple pression d’un bouton sur cette boîte et l’écran s’allume. Un “oh” d’admiration lui échappe, il n’aurait jamais pensé à ça de lui-même. En même temps, il ne faut pas s’attendre à grand chose de sa part lorsqu’il s’agit de technologie. Enfin, il sait au moins que pour jouer, il faut la manette, alors il l’attrape rapidement tout en écoutant les explications. Le bol toujours sur les genoux, sa cuillère dans une main et la manette dans l’autre. Ce n’est pourtant pas une main en moins qui l’empêche de se goinfrer comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. « Prends-moi un Sprite s’il te plaît! »

Le regard toujours rivé sur l’objet dans sa main, il essaye de faire un sens de ce qu’il voit. Des boutons de plusieurs couleurs, un fil le reliant à la console, une forme un peu étrange. Il appuie sur quelques boutons au hasard pour voir si quelque chose se passe, ce qui ne rate pas, l’écran change une fois puis deux. Il repose rapidement la manette avant que Kiyo ne revienne, levant des yeux ronds vers lui lorsqu’il se réinstalle. Le riz qui vient d’être posé sur la table attire bien rapidement son attention et il se jette dessus comme un loup affamé, fourrant une énorme bouchée dans sa bouche. « Ah ça fait du bien… J’ai pas eu le temps de manger ce midi, j’ai cru que j’allais mourir de faim. » Les conséquences d’avoir un emploi du temps aussi chargé. Mais au moins, ce soir, il n’avait pas à se soucier de quoi que ce soit, son frère était chez un ami, et c’était lui qui devait gérer le paternel en cas de problème, ça lui apprendra à sécher les cours.

L'anxiété de cette console qui ne fonctionnait plus, maintenant évaporée à l'aide d'un simple bouton d'alimentation. Le sourire aux lèvres, les inquiétudes dissipées mais le découragement dans les yeux, il hoche la tête lorsque son ami ne réagit que d'un simple « oh », même s'il connait bien ses déboires avec la technologie. Il croyait que c'était sans doute la moindre des choses, d'au moins s'assurer que l'appareil était bel et bien en marche. Le plus vieux le surprendra toujours, et parfois, il vaut mieux en rire que s'y attarder.

Fanta à la main, il attrape un Sprite de l'autre; le tout à l'unisson avec la tonalité du cuiseur de riz, qui signalait sa présence sans doute bien attendue par les estomacs des deux jeunes hommes. Avant de s'occuper de son contenu, toutefois, le plus jeune se dirige vers hâte vers le salon, déposant les boissons aux côtés des bols de kimchi jjigae — ou, du moins, à côté du sien, Taeil ayant déjà plus qu'entamé sa portion qui se retrouvait en équilibre entre ses cuisses. « Hyung, respire... » Il a peur que son ami s'étouffe en mangeant trop lentement, ou qu'il se fasse mal d'une quelconque façon.

Mais il est maladroit, Kiyoshi; il ne sait pas toujours comment évoquer ses inquiétudes ou ses désirs, alors il tente de passer les messages comme il le peut. Et il veut que tout le monde aille bien, sans douleur, sans faim ni soif, sans pleurs, sans rancune. Il garde un oeil sur l'écran alors que Taeil expérimente avec sa manette, et revient aussitôt avec un grand bol de riz, sachant que son ami attendait cette portion sans doute avec impatience. Et impatience il démontre en sautant de manière férale sur ce riz, comme s'il n'avait jamais pu mettre l'oeil sur de la nourriture dans le passé.

« Mange un peu plus lentement par contre, y'en a assez pour tous les deux. » L'inquiétude qui se ramène, la désolation au visage. Désolé de voir que son ami se goinfre sans doute par manque de moyens, qu'il aie l'impression que peut-être allait-il manquer de vivres. L'envie vicérale de trouver une solution, qu'il soit heureux et riche, lui et son frère, loin de son père. Mais il est impuissant, Kiyoshi, et il se contente de soupirer en prenant place sur le canapé à son tour, son propre kimchi jjigae commençant déjà à être froid.

Il prend néanmoins le temps d'en manger une partie avant de préparer le jeu, l'estomac qui gronde un peu trop fort pour être ignoré. « Alors on peut faire le grand pix en 50cc, c'est la vitesse la plus lente. » Sans compter le niveau de difficulté des personnages contrôlés par le jeu, beaucoup plus bas que les autres vitesses. « On peut aussi prendre le premier circuit, c'est les courses les plus simples. » Parce qu'il faut commencer à quelque part. Il sélectionne la vitesse et le circuit, et les personnages apparaissent à l'écran; Kiyoshi choisi Yoshi pour lui-même. « Tu peux prendre celui que tu veux, il n'y a pas beaucoup de différences. » Et différences qu'il y a, elles ne valent pas encore la peine d'être expliquées à ce niveau.

Ce n’est un secret pour personne, la technologie, ce n’est pas sa tasse de thé, la simple idée d’appuyer sur le bouton d’alimentation de la console ne lui a même pas traversé l’esprit. Encore faut-il qu’il sache où il se trouve ce bouton. Pas comme s’il a vraiment cherché, un peu trop occupé à manger comme un ours sorti d’hibernation. Laissant Kiyo s’occuper du riz et des boissons, le plus vieux expérimente cet étrange objet qu’est la manette. Un petit pouce en l’air pour rassurer son meilleur ami, peut-être y va-t-il un peu vite avec son bol de kimchi jjigae, le riz n’est même pas encore sur la table après tout. Mais il a faim, Taeil, à force de courir partout et dans tous les sens, jongler avec ces nombreuses responsabilités, il finit par en oublier de manger, voir même de sauter volontairement des repas, parfois par faute de temps, parfois par faute de moyen, préférant garder son argent pour les courses du soir ou pour faire plaisir à son frère. Ici, dans cet appartement, c’est l’un des seuls endroits où il se sent vraiment bien, le seul endroit où il peut se laisser aller, pas de responsabilités, pas d’attentes, pas de pression. Kiyo avait beau être plus jeune que lui, il le considère comme un égal, la seule personne avec qui il peut être entièrement lui-même.

Et c’est pour cette raison qu’il se permet de rester les fesses visées sur le canapé, lui qui ne peut même pas songer laisser les rênes à qui que ce soit, lui qui ne peut s’empêcher de se lever pour tout prendre en main. Mais c’est fatigant de tout prendre en main, c’est fatigant de jouer au plus fort, d’être celui que rien ne peut perturber. Alors il se contente de piocher une grande cuillère de riz et la mettre tout entière dans sa bouche, mâchant goulûment comme si la nourriture allait s’évaporer de sa bouche. Mais il reste fidèle à lui-même le Taeil, alors pendant qu’il mâche, il en profite pour déposer plusieurs cuillères de riz dans le bol de son ami qui n’avait quasiment pas touché à son plat. Un petit rire niait lui échappe à son commentaire, ralentissant enfin un peu la cadence, l’estomac un peu plus rempli. « Désolé. »

Quelques bouchées en plus, plus espacées cette fois, pour laisser le temps au cadet de remplir son propre estomac, une gorgée de sa boisson, puis le bol reprend place sur la table pour lui laisser les mains libres pour dompter ce nouvel outil. Il attend patiemment que le jeu soit prêt, écoutant les instructions avec attention. La difficulté la plus basse semble être une bonne idée pour lui qui n’y connaît rien. « Moi je veux le petit singe, là, avec la casquette. Comment je fais pour le prendre? » Il regarde sa manette, puis celle dans les mains de Kiyo pour observer, il reproduit, bouge le gros bouton et se réjouis lorsque le carré qui semble être son contrôleur se déplace de personnage en personnage jusqu’à atteindre ce petit singe qu’il veut incarner. « Et maintenant, je fais quoi? »

C'est Taeil le plus vieux, Taeil qui entreprend habituellement l'ensemble des responsabilités de la vie, celui sur qui on peut compter et celui qui a toujours la solution à tout. Mais lorsqu'il est chez lui, Kiyoshi préfère que son ami reste assis. Il préfère, Kiyoshi, que celui qu'il considère comme son frère se repose, mange à sa faim, boive jusqu'à ce qu'il n'aille plus soif, et n'ait pas besoin de se soucier de rien. À ce niveau, il semble que les deux hommes soient sur la même longueur d'ondes; l'habituel serviable plus vieux aspire presque son plat sans se préoccuper du cuiseur de riz qui sonne ou de quoi que ce soit. Et franchement, c'est mieux ainsi. Cela lui évite de devoir refuser son aide ou, peut-être, de devoir l'attacher à une chaise pour qu'il prenne un peu de temps pour respirer.

Et respirer il ne fait même pas, chose que le plus jeune essaie tant bien que mal de lui remémorer. C'est l'impuissance qui le guette, lui qui voudrait tant claquer des doigts et faire que Taeil et son frère n'aient jamais faim. Mais tout ce qu'il peut faire, c'est lui offrir une place chez lui lorsqu'il en a besoin, et lui rappeler de prendre son temps par peur qu'il s'étouffe ou que pire encore survienne. Et, satisfait du nouveau débit de son ami, il continue de manger lui-même avant que tout soit froid.

Il est également conscient, Kiyoshi, que Taeil n'est pas un adepte de la technologie. Et même si certains éléments lui semblent évidents, comme le fonctionnement de base d'une manette, il fait preuve d'une patience inégalée envers le manque de connaissances de son ami, ne le juge pas, n'a pas envie de se moquer. « Tu utilises le stick à gauche pour diriger ton curseur vers le personnage. » Il incline la manette sur le côté pour que le plus vieux puisse bien voir ses mouvements, tout en gardant un oeil sur l'écran, observant le résultat. Le curseur s'illumine autour de Diddy Kong et, satisfait de cette progression, il hoche la tête une fois pour lui-même, comme par réflexe. « Appuie sur le gros bouton vert, c'est celui-là pour choisir. Et à l'inverse c'est le petit bouton rouge pour annuler, donc fait attention, hyung. » Heureusement, c'est le plus jeune qui a la manette du premier joueur, alors une manipulation accidentelle ne devrait rien impacter.

Et une fois le personnage choisi, il s'occupe lui-même de choisir la voiture. Mais avant de démarrer, il se râcle la gorge, des explications étant nécessaires. « Donc toi tu es à l'arrière de la voiture. Sur la piste il y a des blocs mystères, et quand j'en collecte un, ça te donne un item. Tu peux appuyer sur un des boutons gris ou le bouton rouge pour les utiliser. Y'en a qui sont utiles pour nous comme le champignon, d'autres que tu lances aux autres comme les carapaces. » Et il s'arrête là, sachant pertinemment que les autres commandes n'étaient pas nécessaires pour l'instant, peur d'accabler le plus vieux avec trop de paroles.

« T'es prêt? »