Avec force et furie, j'arrache une énième feuille de mon cahier et la lance de toutes mes forces contre le mur devant moi. Pourtant, Gaeul et moi avions révisé cette matière mille et une fois. Pourtant, je m'étais amélioré. J'avais espoir, pour une fois. La lumière au bout du tunnel. Elle sera si déçue. Déçue de moi, bien entendu. Qui ne le serait pas?

Viens me voir à la fin du cours. Des mots qui me firent m'enfoncer dans ma chaise, couplés avec cette feuille d'examen que le professeur a volontairement déposé face cachée sur mon bureau. En jetant un oeil sur les autres, j'ai eu l'impression d'être la seule à avoir eu ce traitement. La seule à avoir échoué. Si tu n'arrives pas à avoir de meilleures notes, tu sais... peut-être serait-il mieux pour toi de laisser tomber le cours? Peut-être que c'est pas pour toi, le mandarin, Yujin. Je recevais ses critiques bien méritées la tête basse, les poings fermés et la gorge serrée.

C'est le syndrome de l'imposteur, un ami m'avait-il dit. Peut-être avait-il raison, mais plus le temps allait, plus je croyais mon discours interne. Un échec. Honte familiale. Bonne à rien. Je n'aurai jamais mon diplôme. Gaspillage d'argent et d'efforts. J'aurais dû rester à la ferme et aider mes parents au lieu d'avoir espoir de m'en sortir.

Malgré moi, j'étais déjà hors de ma chambre, masque au visage pour camoufler mes émotions, épaules basses, mains dans les poches. Mes pas me menaient d'eux-mêmes au seul endroit dans tout le campus où je pouvais pleurer sans que personne ne me voit. Aucun prof que je connais, aucun de mes amis, ni même Maude. Meilleure amie, coloc, ça n'a pas d'importance. Elle ne peut pas me voir comme ça. Personne ne peut.

Je pousse la porte des salles de bain les plus éloignées du campus; peu fréquentées, difficiles d'accès, sans genre. La cachette idéale lorsqu'on n'a pas accès à ses autres moyens de se dégourdir, lorsque notre gorge est si serrée qu'elle fait mal et qu'on peut à peine respirer.

Une vague de froid me submerge.

Des gamins. Que font-ils dans une université? Ils rient à pleins poumons, sceau vide à la main pour l'un d'eux. HAHAHA TU SCENS LA TOILETTE!!! Sceau qui tombe, même, tellement qu'il n'est pas capable de contenir ses émotions. Mes yeux fixent le groupe, mon désespoir se transforme rapidement en rage et j'attrape le sceau. Ils ne rient plus. Oh shit, ils partent en courant, essayant de ne pas se faire attraper par la sécurité.

« FUCK!! » Le sceau heurte le mur avec autant de violence que j'ai pu utiliser pour le lancer, et roule un peu plus loin. Les larmes viennent aussi rapidement que la rage quelques secondes plus tôt, et, détrempée, je file vers la cabine la plus éloignée. Une cabine pour handicapés, un peu plus spacieuse, me permettant de m'asseoir et crouler ma tête dans mes bras détrempés alors que j'explose en larmes et en frissons.

Tu te faisais discret. Distant. T’en avais pas l’air avec tes yeux bridés, mais t’étais russe, et t’étais plutôt fidèle à ton éducation. Tu t’attachais pas. Tu faisais pas confiance. T’avais trop longtemps souffert de la violence des autres derrières les murs de l’école. Une brutalité dont t’avais jamais parlé. Personne ne t’aurait cru. On t’aurait pris pour un faible. Ce que t’étais. T’avais pas su gérer ce flot d’émotions, une détresse que ton cœur n’était pas capable de contenir. On te reprochait d’avoir attenté à ta vie. On considérait ton geste comme un caprice, un moyen d’attirer l’attention. « Tu nous fais honte. » Voilà ce que t’avais entendu à ton réveil dans une chambre d’hôpital. Un établissement privé qui savait parfaitement garder les secrets contre de grosses sommes d’argent.

Tu referais pas la même erreur. Tout ce que tu désirais, c’était qu’on t’ignore. Qu’on te laisse tranquille. Pour éviter de côtoyer les autres étudiants, tu fuyais dans un endroit où personne ne viendrait te chercher. Y’avait jamais personne ici. A part aujourd’hui. T’étais resté silencieux pour ne pas te faire repérer, surpris par les voix et le soudain vacarme. Ça te rappelait des choses. Des souvenirs désagréables. Tu te faisais tout petit jusqu’à ce que cette fille entre dans TA cabine. Tu restais figé jusqu’à t’éclaircir la gorge pour lui faire remarquer ta présence.

« Salut ? » T’étais mal à l’aise à cause de ses larmes. T’avais aucun don de consolation. « T’es mouillée. » Ni shit Sherlock. C’était ta façon incompréhensible de lui demander pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on lui avait fait ça ? « J’ai pas de serviette. » Elle en avait pas demandé.

Après un certain moment, je ne savais plus si mon visage était trempé de larmes ou d'eau de toilettes. Cet échappatoire au fin fond de l'université servait, oui, d'endroit où je pouvais pleurer aussi longtemps que j'en avais besoin, me maudir autant de fois qu'il le faudrait pour que je me sente mieux; au final les larmes ne coulaient pas à flot, et j'étais souvent assise avec moi-même, dans le silence. Juste le temps de reprendre mes esprits, d'avoir l'énergie de remettre un sourire sur mes lèvres et continuer ma journée comme si de rien était, comme si je n'avais pas l'impression de faire honte à mes parents qui étaient, pourtant, probablement déjà très fiers. Alors pourquoi avais-je l'impression d'être un échec vivant? Pourquoi avais-je l'impression de ne rien valoir, pourquoi dirait-on que mes efforts ne valent rien?

Je sursaute, ma tête se levant à une vitesse folle vers le haut, mon regard flou croisant celui d'un homme ayant ouvert la porte de la cabine. Laisser la cabine déverrouillée, quelle erreur de débutant. « H-huuh.. » Je bégaie, incapable de trouver des mots pour cacher ma surprise. Est-ce qu'il avait besoin d'y aller? Numéro un, numéro deux? Aidée de mes manches, j'essaie d'essuyer mon visage; opération échouée, bien entendu, compte tenu des circonstances. Circonstances que, justement, l'inconnu mentionne. Mouillée? Moi? Je baisse les yeux pour constater l'état des lieux, comme si l'eau ne me faisait pas déjà frissonner. En vrai, semble-t-il que j'aille eu un peu de chance dans ma malchance. La majorité de l'eau s'était retrouvée au sol et donc moi, récipiendaire du reste du sceau, j'étais bel et bien trempée mais sans laisser de béante flaques autour de moi. Alors je relève les yeux vers lui, et sans savoir quoi répondre, j'hoche la tête; un hochement à la fois hésitant et frénétique.

Reste encore un problème. Que faisait-il ici? Devais-je me lever et le laisser vaquer à... peu importe ce qu'il avait besoin de faire? Devais-je juste m'en aller? Ou m'excuser? Est-ce qu'il est là pour me faire sortir? Je réagis comme toute personne saine d'esprit l'aurait fait, bien entendu. Aidée de mes mains, je me déplace en me poussant vers le mur, laissant à l'homme un peu d'espace. « Je prenais de la place.. », dis-je timidement, reprenant ma posture du départ. Jambes ramenées vers moi, tête penchée mais cette fois-ci contre le mur à côté de moi. « J'espère y'a pas trop d'eau » Parce que moi non plus, je n'ai pas de serviette.

T’étais surpris de voir quelqu’un dans ton endroit. Tu te l’étais approprié en cherchant un peu de tranquillité. T’avais traversé l’université pour un peu de calme. T’avais croisé des couples dans certains couloirs, des fumeurs à l’extérieur, des joueurs d’échec dans une salle de classe vide. Les toilettes, c’était clairement pas ton endroit favoris, mais c’était le seul où personne ne mettait les pieds. Avant aujourd’hui. Pourquoi y’avait une fille mouillée dans ta cabine ? T’étais un peu contrarié, et en même temps cette vision te ramenait des années en arrière. Quand t’étais qu’un gamin qui se faisait tabasser derrière ses portes avant de finir la tête dans la cuvette. Tu frissonnais. Nauséeux. Des souvenirs que tu préférais laisser enterrer. Tu pourrais pas les fuir éternellement, t’avais juste pas le courage de les affronter.

Tu massais ta nuque, un peu mal à l’aise avant de retirer ta veste et de la poser sur ses épaules. Un geste que t’aurais aimé recevoir avant de vouloir crever. « C’est des crétins. Tombe pas malade. » De l’eau, si y’en avait, c’était pas très grave, vu l’endroit. Tu te doutais qu’on remarque quoi que ce soit. Tu savais pas prendre soin des autres. Tu savais même pas prendre soin de toi. Alors t’étais à ton maximum. Tu pensais qu’à l’université, les choses seraient différentes. Tu t’étais trompé. Il y aurait toujours des bourreaux, partout où tu mettrais les pieds. Egoïstement, t’aimerais qu’on t’ignore, qu’on s’en prenne à d’autres que toi.

« Tu veux une barre de chocolat ? » que tu demandais en sortant un petit sachet de ton sac à dos. Elle avait l’air triste. Tu l’aurais été aussi, si tu ressemblais à un chien mouillé. Tu savais pas quoi faire. Est-ce que tu devais partir ? Lui laisser ta place ? Changer de cabine ? T’étais tout aussi paumé qu’elle. Des interactions, t’en avais très peu. T’étais un handicapé des relations sociales, et la pauvre, elle était tombé sur toi.

C'était un peu malaisant, en vrai, d'être dans la même cabine de toilette qu'un inconnu. Mais en même temps il y avait quelque chose de drôlement rassurant à la situation, presque comique d'une certaine manière. Est-ce que nous étions là pour les mêmes raisons? Un peu aveuglée par ma propre tristesse, je n'avais pas vraiment remarqué l'expression dans le visage de l'homme à mes côtés. Lui aussi n'avait pas l'air en pleine forme. Typique Yujin, ça. S'appitoyer sur son sort, ne pas se rendre compte que les autres aussi ont leurs démons.

Il rompt le silence une nouvelle fois, un commentaire d'un ton peut-être un peu maladroit mais qui se voulait gentil, protecteur. Et la veste qu'il pose sur mes épaules aide à couper un peu le froid de l'air autour de moi. Parce que, malgré tout, même si ça aurait pu être pire, j'étais toujours trempée. « Merci. T'en fait pas pour moi, j'ai un système immunitaire d'acier. » Un peu à l'opposé de tes parents, qui travaillaient si fort que leur épuisement ouvrait la porte aux virus en tout genre, rendant leur santé un peu précaire. Heureusement que je n'étais presque jamais malade, disaient-ils. Même adolescente, mon énergie permettait à mes parents d'avoir  des instants de répis alors que je travaillais un peu pour eux, pour leur permettre de reprendre des forces.

« J'suis désolée d'avoir pris ta place », lançai-je après quelques réflexions. Visiblement, nous étions deux à avoir eu la même idée, et deux à fréquenter la même cachette. « Au moins c'est moi qui a été arrosée, pas toi », ajoutai-je pour essayer de détendre l'atmosphère. Mieux vaut ne pas être victime d'une mauvaise blague tout court, mais si j'avais le choix entre être celle qui écope ou laisser quelqu'un d'autre en être la victime, c'est moi que je choisi à tous les coups.

J'accepte le bout de chocolat qu'il me tend, d'une main toujours un peu tremblante, par la faute des frissons qui ne m'ont pas encore quittés. « Merci... » Mais maintenant, on fait quoi? Est-ce que je me lève et je lui laisse la cabine? Est-ce que je vais me changer? Est-ce que je lui demande de partir? Non, ça serait con, il vient de me donner du chocolat et sa veste. Si quelqu'un avait à quitter, ça serait moi. « Est-ce que... ça va? » Tentative un peu minable de faire la conversation, mais comme il y a visiblement conflit d'horaire, il faut bien se supporter mutuellement.

Tu savais pas t’occuper des autres parce que tu savais pas prendre soin de toi-même, mais t’essayais, tu faisais un effort pour te comporter correctement. T’avais jamais eu d’amis. Jamais de relation stable. T’étais le gamin bridé, grand et mince. Celui qui était facile à emmerder et qui ne parlerait pas. Celui qui subirait sans jamais se plaindre. Trop timide et brisé. Honteux de ne pas savoir se défendre. T’avais pas le droit d’être faible aux yeux de tes parents. Pourtant tu l’avais été, en choisissant la facilité, en imaginant que la mort pourrait te soulager de toutes les souffrances. T’avais pas reçu de soutien. Juste un billet d’avion pour quitter ton pays et ne pas couvrir de honte le nom de ta famille. Maintenant t’étais là, à poser ta veste sur les épaules d’une fille que t’avais jamais vu, dans une cabine de toilette. T’avais bien conscience que y’avait rien de normal dans cette situation. Tu restais calme, comme si, c’était pas vraiment dérangeant.

Tu haussais les épaules à ses excuses. « Ca me dérange pas de partager. » Tant que toi, tu te faisais pas asperger. Tu te remettais à peine de tes traumatismes et tu voulais pas revivre les mêmes horreurs à l’autre bout du monde. T’étais loin d’être courageux. Tu préférais fuir, rester dans l’ombre le temps de terminer tes études. Tu supportais plus l’école, l’attitude des autres élèves. Ceux qui se croyaient meilleurs que les autres et qui se permettaient de maltraiter les plus faibles. T’avais beaucoup de colère en toi, mais tu savais pas comment t’en débarrasser.

Tu lui proposais du chocolat, un truc réconfortant. Y’en avait toujours dans ton sac, mais tu le mangeais pas. Tes troubles alimentaires, on fermait les yeux dessus. On préférait ignorer ta détresse en espérant qu’elle finisse par disparaître. Tu haussais les épaules à sa question. « Mieux que toi en tout cas… » T’allais pas bien. Tu te souvenais même pas de la dernière fois où t’avais souris pour de vrai. « Niki. C’est mon prénom. » Peut-être qu’il était temps de faire les présentations. T’étais pas doué pour ça. « C’est pas grave si on parle pas. Ça me va de juste rester là et…pas parler. » Tu pouvais faire les deux.

Il dit que ça ne lui dérange pas de partager, comme pour prouver qu'il n'était là que pour être seul et non pas parce qu'il avait besoin de cette cabine en particulier pour d'autres besoins. Difficile à dire si c'est rassurant ou pas, mais au moins ça répond un peu à certaines de mes questions. Pas besoin de se demander pourquoi il était là, si je devais rester, si ça serait pas mieux de partir. Juste deux personnes, une un peu plus trempée que l'autre, qui voulaient retrouver leur cachette en même temps.

« Faudrait faire un horaire. » Une autre tentative d'humour, comme si c'est tout ce que je savais faire quand mes émotions étaient sans dessus dessous. Je n'ai jamais pleuré en face de quelqu'un, encore moins un inconnu. Mes parents ne m'ont jamais vu pleurer. Mes frères ne m'ont jamais vu pleurer. Mes amis ne m'ont jamais vu pleurer. Même pas Maude, et nous partageons la même petite chambre dans les résidences. M'ont-ils déjà vu en colère? Ça, oui. La colère me vient un peu trop facilement; même si souvent ce n'est que via un sentiment d'agacement qui s'en va aussi rapidement qu'il s'est amené.

Et justement, c'est cette colère qui décide de faire son entrée, plutôt que cette tristesse et ce désespoir qui m'habitait quelques minutes plus tôt. Sans trop m'en rendre compte, je donne un coup sur le mur derrière moi avec ma tête, comme une façon intuitive d'essayer de dégager ce surplus bouillonnant. Et, fidèle à son habitude, la colère s'estompe, et je ne peux pas m'empêcher de sourire. Il allait trouver que je suis bizarre.

Je prends une grande respiration, essayant d'apaiser ce drôle de mélange émotif qui reigne. « Moi c'est Yujin. » J'hoche la tête lorsqu'il mentionne qu'on peut rester en silence. Les silences sont parfois malaisants, inconfortables; mais peut-être que pour l'instant, c'était pour le mieux. Alors ma tête se dépose contre le mur derrière moi à nouveau, mais plus doucement cette fois-ci; et je ferme les yeux, sans trop savoir pourquoi. Me rappelant l'existence de ce chocolat qu'il m'a donné, je prends une bouchée, tournant ma tête vers Niki, qui lui, ne faisait rien. « Tu devrais manger, toi aussi. » Le silence n'aura pas duré longtemps.

« On peut faire un planning » que tu répondais d’un ton très sérieux qui dissimulait un peu trop bien ta plaisanterie. Personne ne devinait jamais ton humour. T’étais pas doué pour ça. Tu te demandais juste ce qui l’avait poussé à se cacher ici. Sauf que t’aimais pas qu’on mette son nez dans tes histoires, alors t’apprenais à garder tes distances, à ne pas t’immiscer dans la vie des autres. T’essayais d’être quelqu’un de bien. Une personne sur qui compter. Tout ce qui t’avait toujours manqué, la solitude comme seule compagnie. Dans ton monde, on ne se liait pas d’amitié. Tout était faux, une simple question d’image. Tu voulais pas être comme ça. A devoir t’enfoncer dans les mensonges, à ignorer ta détresse et ce chagrin accroché à la cheville que tu trainais comme un boulet depuis trop d’années. « Yujin. » Tu répétais, pour le mémoriser.

Tu disais rien, pas vraiment doué pour réconforter. T’aurais aimé pouvoir faire quelque chose, avoir ce dont que d’autres avaient. T’avais beau être intelligent, t’avais aucune compétence en relation sociale. Tu secouais la tête à sa proposition en répondant un peu trop honnêtement. « J’aime pas trop ça, manger. » Un autre de tes troubles totalement ignoré par tes parents et considéré comme un caprice. Un moyen d’attirer l’attention. C’était bien plus que ça. « Pourquoi t’es là ? C’est pas le meilleur endroit… » T’avais pas pu t’empêcher de demander. Est-ce qu’il y avait d’autres étudiants comme toi ? En pleine détresse ? Des étudiants qu’on n’écoutait pas ? Qu’on ne remarquait même pas ?

« Il paraît que le chocolat c’est bon pour le moral. Je l’ai lu dans un article. » Comme si y’avait rien de plus sérieux qu’un écrit dans un magazine. « J’ai aussi lu un truc sur Kylie Jenner. Ça a l’air quelqu’un d’important. » Tu haussais les épaules. T’y connaissais rien aux célébrités. C’était peut-être pas non plus le meilleur sujet pour te faire des amis.

Un planning. C'est pas nécessairement une mauvaise idée, surtout si on est pour partager l'endroit pour nos crises respectives. Être ensemble, là, assis par terre; c'était confortable dans un sens. Un peu moins solitaire, presque humoristique malgré les événements. Mais je doute que je serais capable de rendre la situation plus légère la prochaine fois, ou que Niki voudra de la compagnie, la prochaine fois. Il a l'air d'un loup solitaire, quelqu'un qui n'a pas vraiment envie que les autres le voient dans cet état. Moi non plus, d'ailleurs.

Il répète mon nom, et moi, j'avais déjà oublié que je venais de me présenter.
« Hmm? » Je demande ça, tournant ma tête en sa direction, chocolat dans la bouche. Puis, ayant réalisé l'absurdité de ma question, je roule les yeux en soupirant. Wow, bravo, Yujin. Sans trop savoir si je devais rire à nouveau ou pleurer d'embarassement, j'essaie d'ignorer ma bévue. Mission accomplie, surtout lorsqu'il dit qu'il n'aime pas manger. Mes yeux se font gros, comme s'il avait dit la chose la plus absurde du monde. « Naaah, bruh. Manger c'est la vie! Comment tu fais? » Question un peu naive, comme si mon estomac dictait mes paroles.

J'hausse finalement les épaules lorsqu'il me pose cette question un peu plus sérieuse. « Dunno, c'est l'endroit le plus loin de l'aile des langues et des résidences de l'université que je connaisse. Moins de risque de croiser quelqu'un que je connais. » Moins de risques de croiser quelqu'un en général, mais peut-être vallait-il mieux croiser un inconnu qu'on ne reverra jamais plutôt que quelqu'un qui était dans chacune de mes classes, ou pire, qui habitait la chambre à côté de la mienne. Ou même pire, les deux: comme cette fille dans ma classe. Ugh.

« Tu devrais en manger aussi alors, si c'est bon pour le moral! Est-ce que t'as besoin qu'on fasse l'avion? » Je tente un peu plus d'humour, comme si ça allait aider. Si ça encourageait les enfants à manger leurs légumes, peut-être que ça allait encourager Niki à manger son chocolat? Qui sait. « Mais ouais, les Kardashians... je sais pas trop, c'est bizarre comme famille. Je sais pas trop ce que les américains leur trouvent. » Et en vrai, je ne savais pas du tout pourquoi ils sont connus. Juste qu'ils le sont, et que je connais leurs noms contre ma volonté.

Tu préférais la regarder manger plutôt que manger. C’était comme ça. Depuis des années. Ton père avait réussi à te dégoûter de la nourriture avec ces remarques incessantes sur ton physique. T’étais même pas majeur la première fois où il t’avait obligé à passer sous le bistouri. Des interventions qui avaient changé les traits de ton visage et qui t’avaient poussé à détester ton reflet dans le miroir. Tu haussais les épaules avant de répondre avec cette franchise qui te ressemblait « On m’a dit que je devais pas être trop gros. » Pour les apparitions publiques. Pour ne pas recevoir les critiques des autres familles. Tu voulais pas y repenser. Ici, t’avais plus à faire semblant. T’étais loin des caméras, et de toutes ces conneries de gala de charité.

« Moi je connais personne ici… » Aucun risque de croiser qui que ce soit. C’était aussi la raison pour laquelle t’avais établi ton QG dans des toilettes. Pour ne pas être dérangé. Mais Yujin, elle te dérangeait pas. Au contraire. Tu voulais bien la recroiser ici. Avoir une conversation sans aucun sens, encore une fois. Lui donner du chocolat. La nourrir comme un petit animal que t’aimerais adopter. Peut-être que c’était comme ça, qu’on se faisait des amis.

Tu penchais légèrement la tête sur le côté, dans l’incompréhension. « L’avion ? » Tu comprenais pas. Autant dire que t’avais pas eu une enfance heureuse et que l’amour, t’avais aucune idée de ce à quoi ça ressemblait. Personne n’essayait de te faire manger. On te privait plutôt pour t’apprendre à ne pas te goinfrer. Contrairement aux Kardashian. « Je devrais peut-être changer de magazines… » Les trucs people, tu pensais que ça pourrait t’aider à tenir une discussion sans raconter n’importe quoi. Mais ça t’empêchait pas de te sentir un peu stupide. « Tu me conseillerais quoi ? » Peut-être que si tu parlais de choses qu’elle appréciait, elle resterait ? Ou bien elle accepterait de te revoir ?