tons sombres Elle ne sait plus trop quand ça a commencé. Elle se souvient, pourtant, de ces vendredis soirs où son père ramenait deux boîtes de poulet frit, qu’ils partageaient tous ensemble et où elle se battait avec son frère pour avoir toutes les cuisses. Elle se souvient des sourires de sa mère quand elle lui montrait les gribouillis qu’elle avait fait en classe. Elle se souvient de tout ça, Solbin. Et puis doucement, ces souvenirs-là se sont mélangés à d’autres. Papa rentrait de plus en plus tard, le poulet de plus en plus rare. Maman ne souriait plus, elle soupirait. Et quand les adultes pensaient que les enfants dormaient, des disputes éclataient, toujours dans la chambre, jamais devant eux mais les murs de l’appartement familial étaient fins. Les mains de son frère pour lui boucher les oreilles, des traînées de larmes sèches sur les joues. C’était comme ça qu’elle s’endormait.

Elle ne sait plus, Solbin, quand tout ça a commencé. Chaque fois qu’elle pense à son enfance, elle repense à cette table à manger presque vide, à ce père absent qui dilapide leur peu d’argent, à cette mère lasse qui n’attend que l’occasion rêvée de tout abandonné, à ce grand frère qui a tout tenté pour la sauver.

palette de rêves Les larmes séchées se sont transformées en colère contre ses parents, contre son entourage, contre cette vie injuste. La seule chose qui la calmait pendant quelques heures, c'était de noircir des pages, les unes après les autres, de dessins, gribouillis, de ratures, peu importe. Ces bêtes papiers d'impression étaient la somme de ses sentiments qu'elle n'avait pas la place d'exprimer autrement. Alors elle a continué ; pastels, crayons, fusains, marqueurs, stylos et finalement son dévolu s'est jeté sur la peinture. Le fait qu'elle puisse superposer, mélanger, estomper de manière presque invisible deux couleurs d'un coup de pinceau. Le fait qu'elle puisse rajouter de la lumière sur ses tons sombres sans qu'ils ne fassent tâches.
C'est la seule chose qu'elle sait faire, Solbin,
raconter ses maux sur toile.
Elle ne sait faire que ça.

nuances d'échecs L'argent commençait à réellement manquer, les repas se faisaient plus maigres et les nouveaux vêtements plus rares. Il avait seize ans quand il a décidé de tout quitter, pour Sol. Elle ne l'avait pas compris à l'époque mais le gamin s'était bien rendu compte qu'ils n'auraient jamais assez d'argent pour que les deux aient une éducation correcte. Il a tout lâché. Solbin, elle avait la peinture comme lubie, comme seule motivation et lui, il ne savait pas quoi faire de sa vie alors, il a tout lâché. Il s'est trouvé un job pendant que Solbin continuait le lycée. Il rapportait de quoi manger et même de nouveaux canevas ou de l'acrylique pour sa sœur. Son frère avait abandonné tout espoir de futur pour qu'elle puisse en avoir un. Elle a travaillé dur, Sol, elle a donné tout ce qu'elle avait même si elle détestait étudier, détestait les gens du lycée. Elle n'avait pas sa place avec les autres mais elle savait qu'en travaillant dur, elle la trouverait, sa place.
Diplôme en main, elle a passé les épreuves d'admission pour une école d'art, celle sur laquelle elle avait les yeux rivés depuis des années.
Elle y a cru fort, fort, fort.
Mais ce fut un refus.

pigments de survie Son frère se tuait au travail. Elle était un échec, comme eux tous. Elle s'est trouvé un job, en attendant. Elle annonçait les informations routières tous les matins et elle continuait à peindre durant son temps libre. Il a continué à tout donner pour qu'elle puisse y arriver. Ils ont déménagé à deux, dans un appartement un peu miteux, mais loin de la toxicité des parents. Et Sol, elle y croyait vraiment qu'elle y arriverait un jour alors elle a retenté les concours l'année qui a suivi. Et celle d'après et celle d'après encore. Mais on la refusait, encore et encore. Toutes ses peurs qui remontaient à la surface, elle n'avait pas sa place. Elle n'avait pas sa place dans sa famille dysfonctionnelle, pas sa place au lycée, pas sa place dans une grande école. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était annoncer les accidents et les ralentissements.

chaos de couleur Son frère a déménagé après deux ans. Elle aussi. Il avait de nouvelles priorités. Et pour Solbin, des années plus tard, rien n'a changé. Elle est toujours la même ratée qui peint ses émotions au lieu d'en parler. Elle n'a toujours pas fait d'école d'art.
Elle n'a rien.
Elle n'est rien.