Histoire
C'est une fille. Pour des parents souhaitant un hériter pour reprendre les rênes de l'entreprise familiale lorsque vint le temps, ce résultat suivant neuf long mois de maternité était une déception. Les temps changent, se disent-ils. Peut-être qu'elle pourrait être présidente, peut-être ce ne sera pas mal vu. Et peut-être qu'ils seront bénis d'un héritier la prochaine fois; mais, si ce garçon ne venait pas à arriver, elle fera l'affaire. Haruhi, l'éclat du soleil de printemps, fera l'affaire.

Dès mon plus jeune âge, ils voulaient me mouler, sculpter ma personnalité et ma carrure pour faire l'affaire. Parle bien, tient toi droite, ne pleure pas, sourit, n'interrompt pas les autres, reste à ta place. Les tuteurs se multipliaient, les leçons se faisaient nombreuses, trop nombreuses. Un enfant veut jouer, un enfant veut pleurer, courir, rire, dessiner, serrer sa mère dans ses bras, entendre son père lui dire qu'elle a fait du bon travail. Mais cette enfant ne jouait pas, cette enfant ne pleurait pas. J'apprenais les bonnes manières, le japonais formel, les coutumes et traditions.

L'enfant en moi ne voulait que jouer.


Himeno; princesse, sauvage, libre. Sculptée pour être la fierté de la famille, loin de l'entreprise familiale mais sous les projecteurs. La perle de mon coeur, l'élégance inée. Tant je souhaitais qu'ils laissent l'enfant en elle vivre sa vie, mais hélas. Les tuteurs se multipliaient, les leçons se faisaient nombreuses, mais différemment. Elle qui avait l'élégance des cygnes et le pas léger, ce n'était pas les bonnes manières, les traditions ou la bonne posture à prendre qu'on lui enseignait. C'était les pas de danse, la fibre artistique, les langues étrangères. Je me devais d'être la parfaite héritière, la face de la famille, celle qui devait tenir à flot la réputation des Asano, conquérir le Japon. Himeno sera l'étoile, celle qui épate, qui fera grandir le nom familial outre-mer.

Parle bien, tient toi droite, ne pleure pas, sourit, n'interrompt pas les autres, reste à ta place. Les mêmes perçantes paroles prononcées en direction de ma petite soeur, des paroles que je connaissais trop bien. Alors, la nuit venue, Himeno pouvait pleurer dans mes bras, pouvait arrêter de sourire, pouvait penser à elle et dire ce qu'elle voulait. Je serai pour elle ce que je n'aurai jamais eu. Celle dont j'aurais eu besoin.


Kazuya, nuit d'hiver; l'opposé polaire de tout ce que je suis devenue, tout ce que j'ai combattu pour rester fidèle à moi-même malgré le moule forcé, malgré la personnalité sculptée, malgré les manières inculquées. Lui aussi héritier, lui aussi malheureuse victime des tuteurs et des attentes. Ce n'est pas une mauvaise personne. Il est poli, intelligent, respectueux, aimable. Mais qu'avons-nous en commun? Hormis notre sors et notre ville de naissance, rien. Il aime la nuit, la lune et les étoiles; j'aime le jour, le soleil, les éclats de lumière et le doux vent d'été. Il aime les sports, est fan de football et de baseball, aime se garder en forme; j'aime la beauté des arts, le calme des photos, les lettres et caractères formant poésie sur le papier devant mes yeux.

Deux personnes si différentes, destinées à la vie commune.

Plus nous apprenions à nous connaître, plus nous nous éloignions. J'étais trop calme, trop fermée sur moi-même; il est trop abrupt, trop sec, boit déjà trop d'alcool. Il est déjà adulte, a déjà presque vingt ans; je n'ai pas encore mes dix-huit ans. Comment ou même pourquoi pouvons-nous forcer deux jeunes à s'unir, passer leur vie aux côtés de l'autre, partager le même lit? Mon indifférence laisse place à de l'appréhension, puis à de l'effroi, et finalement à de la rancune. Chaque nuit, les cauchemars interrompent mes rêves; chaque jour la honte s'emparre de moi, le dégoût s'affiche sur mon visage et je ne peux le masquer, je ne veux le masquer. Plus les jours avancent, plus le jour J m'effraie. Plus je veux m'enfuir.


J'ai lancé la bague aux pieds de nos parents.

Cinq personnes, cinq réactions complètement différentes. La rage, envahissante, représentant mon père; celui qui a travaillé d'arrache-pieds pour que cette union se forme. Le désespoir habite ma mère, elle jete à terre, explose en larmes, me supplie à genoux. L'indifférence occupe le visage de mon fiancé, lui qui voit peut-être une porte de sortie facile, lui qui allait sans doute me tromper jour et nuit, victime de son insatisfaction. La surprise, elle, fait visite au père de Kazuya; aveugle, n'ayant rien vu venir, ne s'étant jamais compte que l'union souhaitée entre les deux familles n'était qu'incompatible. Et finalement, le soulagement, parcourant l'âme de sa mère, elle qui n'avait jamais été d'accord, elle qui ne croyait pas que ce mariage allait régler leurs problèmes.

Les cinq se battent avec leurs émotions, et je rejoins Himeno, toujours aussi jeune, toujours aussi fragile. Du haut de ses treize ans, elle est impuissante. Du haut de mes vingt ans, mon coeur se brise. Son coeur veut me suivre et s'en aller de cet enfer, mais on l'a lié à un contrat, à d'autres attentes. Elle sera la seule que je serrerai dans mes bras avant mon départ, et la seule que je serrerai dans mes bras à l'aéroport. La seule qui va me manquer. La seule que je regrette ne pas avoir pu ramener avec moi.

La rage s'est calmée, le désespoir s'est caché le temps d'une discussion; vainceur du moment. L'improbable arrivera : ils me laissent partir, ils ont réalisé qu'une héritière malheureuse ne donne fruit qu'à une entreprise malheureuse, ils m'offrent même l'argent du mariage que je prends sans broncher. Pour toujours ils seront déçus, mais au moins moi, je serai heureuse.


J'erre parmis les contrées, ivre de liberté, noyée d'incertitude. Je tombe amoureuse de ma première destination, Séoul; la capitale étrangère la plus proche de mon pays natal, une première étape évidente. Mais, à peine sortie des griffes d'un mariage, je n'ose pas m'installer. La Grèce, l'Italie, les États-Unis, l'Australie; les pays s'accumulent, les voyages se font nombreux. Malgré leurs beautés, leurs architectures, leurs cultures, rien ne parle à mon âme comme Séoul, la toute première. Alors j'y retourne et cette fois-ci, pour de bon.

Une deuxième chance, une opportunité de refaire sa vie. Malgré mon anglais plus que rudimentaire, malgré mes connaissances quasi nulles en coréen, ils me comprennent, ils m'aident. Des cours de coréens, des formulaires d'inscription à l'université, des offres d'emploi, des demeures sans locataire cherchant preneur. Rapidement je renais, rapidement je fais ma place dans ce nouveau pays. Je rencontre Llewelyn, mon premier ami, lui que l'on interpèle par son nom de famille. Éblouie par la générosité des autres et envahie de cette envie de redonner au suivant, je deviens bénévole, je cherche comment rejoindre le plus de personnes possibles, comment m'assurer que tous aient une chance.

J'ai remis les pieds au Japon une dernière fois, lorsque Himeno fut hospitalisée. Ils ne pensaient qu'à leur étoile, qu'aux moyens de la remettre sous les projecteurs. Elle aurait pu mourir, percée à l'hanche; elle aurait pu restée paralysée, ruinant ses rêves et ambitions. Mais bien qu'elle retrouva l'usage de ses jambes, les docteurs restaient sombres et pessimistes. Plus jamais ne pourra-t-elle dancer.

Himeno, la perle de mon coeur.

Une deuxième chance, une opportunité de refaire sa vie. D'un élan de désespoir, je la pousse vers ceux qui ont réussi à me remettre sur le droit chemin. Peut-être seront-ils miraculeux. Peut-être les docteurs coréens pourront trouver une solution, une nouvelle technologie, nouvelle méthode de réhabilitation. Pour la première fois, je vois l'agence à qui je dois tout échouer. Elle ne pourra plus jamais dancer, et je lui ai donné de faux espoirs, je lui ai brisé le coeur. Je partage ses espoirs, aussi futiles soient-ils. D'arrache pied, je cherche une solution.

Je refuse d'être la cause ultime de son tragique destin.